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jeudi 12 mars 2020

Février 2020 : la série "Chernobyl"

Chernobyl est une production HBO, la chaîne américaine à l’origine des meilleures séries de ces vingt dernières années. Diffusée dès mai 2019 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ainsi qu’en France et en Suisse sur la chaîne OCS, cette mini-série (5 épisodes) a rapidement remporté les suffrages du public et de la critique, arrivant sur les écrans de la RTS avec la réputation d’une des meilleures séries jamais réalisées…

Chernobyl raconte l’histoire de la catastrophe survenue la nuit du 26 avril 1986 en Ukraine : l’explosion du réacteur 4 de la centrale nucléaire Vladimir I. Lénine.

Le préambule se déroule une nuit, deux ans après l’accident, dans l’appartement moscovite du scientifique Valeri Legasov (Jared Harris), directeur adjoint de l'Institut d'énergie atomique de Kourchatov et membre de l'équipe ayant géré la catastrophe. Cet homme manifestement épuisé, qui se révèlera un des personnages principaux de la série, enregistre sur cassettes audio les dernières réflexions de son témoignage
« Qu’y-a-t-il de pire, avec les mensonges ? Ce n’est pas de les confondre avec la vérité… Le vrai danger, quand on entend trop de mensonges, c’est de ne même plus reconnaître la vérité. Que faire alors, si ce n’est d’abandonner tout espoir de vérité et nous contenter de simples histoires ? Dans ces histoires, peu importe qui sont les héros. On veut seulement savoir qui sont les coupables. Dans cette histoire, c’est Anatoli Diatlov. Il était tout désigné : un homme arrogant et désagréable. Il dirigeait les opérations cette nuit-là. Il n’avait pas d’amis. Enfin… il n’avait pas les bons amis. Maintenant, il passera les dix prochaines années dans un camp de travail. Cette peine est doublement injuste. Il y a de plus grands criminels dans cette histoire (…) Ce qui importe, c’est que selon eux, justice a été faite. A leurs yeux, un monde juste est un monde sensé. Rien n’avait de sens à Tchernobyl. Tout ce qui s’est passé là-bas, même nos bonnes actions, tout… tout… n’était que folie. » Legasov emballe ses six cassettes, jette un œil à la voiture garée en bas de chez lui, et déjoue la surveillance du KGB pour aller cacher le paquet au pied de son immeuble.

Ce préambule résume les enjeux de la mise en récit de Craig Mazin, le créateur de la série, sur des sujets qui dépassent l’évènement lui-même : la question de notre rapport à la vérité ; les mensonges d’État (ou de nos jours les fake news) ; la mise en valeur de héros inconnus ; la folie d’un monde technologique soi-disant sous-contrôle.

On trouve aussi déjà dans cette séquence la qualité de réalisation qui contribue à la réussite de chaque épisode ; notamment une bande-son (comme des mugissements répétés des grosses pales d’un rotor) qui crée un climat d’angoisse, de danger imminent ; ou encore la reconstitution minutieuse des décors, accessoires et costumes de l’époque soviétique.

Et dès les scènes suivantes, avec le récit du début de la catastrophe, la série nous fait partager avec une efficacité redoutable l’angoisse de ceux qui l’ont vécue de trop près.
D’abord la jeune Lioudmila qui, à 1h20 du matin, voit depuis sa fenêtre à Pripiat une lumière survenir 3 km plus loin, vers la centrale. Son compagnon Vassili, pompier de son état, balaie ses inquiétudes.
Puis directement la panique dans la salle de contrôle de la centrale, où les opérations sont dirigées par Anatoli Diatlov (Paul Ritter), l’ingénieur en chef adjoint, « un homme arrogant et désagréable », comme l’a décrit Legasov. Un homme qui, par idéologie, nie l’évidence. Ironiquement, c’est le seul à garder son calme… mais pour le pire. Quand un employé de la centrale revient en annonçant que le cœur de la centrale a explosé, sa réaction en devient délirante :
Il est en état de choc. Sortez-le de là. Le cœur des réacteur RBMK n’explose pas. Physiquement impossible. Ça doit être le réservoir.
- Et qu’est-ce qu’on fait du feu ?
- Appelez les pompiers.
On croit rêver, ou plutôt cauchemarder… La caméra panote sur des débris noirs et fumants, des vitres brisées ; les sirènes hurlent et l’oppressant son extra-diégétique des pales évoqué supra se répète.
Puis un écran vert, où déroule la retranscription en anglais d’échanges téléphoniques en russe, qui semblent authentiques :
-       Il y a une réaction entre les réacteurs 3 et 4.
-       Il y a des gens sur place ?
-       Oui.
-       Réveillez les directeurs. Appelez-les.
-       J’ai déjà appelé le mien.
-       Réveillez-les tous.
- On vous demande à la centrale nucléaire. Le réacteur 3 est en feu.

Vassili, le jeune pompier, se rend sur les lieux après avoir rassuré sa Lioudmila : il en a vu d’autres, ce n’est sûrement pas grave. On le suit avec ses collègues, lorsqu’il arrive au pied de la centrale en feu dans la nuit noire. Sur le sol jonché de débris de graphite brillants et fumants, les vaillants soldats du feu vont dérouler leurs malheureuses lances à incendie pour combattre le monstre molochique. Tu sens ce goût de métal ? dit l’un. Un autre hurle de douleur : sa main, qui a touché un débris quelques minutes avant, est à présent complètement déformée, et comme brûlée.
De séquence choc en séquence choc - le choc d’une réalité inouïe -, ce premier épisode nous plonge littéralement au cœur du réacteur en fusion. Est-ce que c’est la guerre ? demande affolé un technicien, resté seul prostré dans une salle, à un collègue qui revient des zones plus proches du réacteur. Ton visage ! Et son collègue de vomir à grands jets.

La puissance et la pertinence cinématographiques de Chernobyl c’est de réussir à frayer avec l’invisible. La force de nuisance, invisible, des radiations, est appréhendée via ses effets. Ce qui advient apparaît par conséquent comme une brèche menaçante dans la réalité, dans le pur genre fantastique. Ainsi, quelques minutes après avoir retenu une lourde porte blindée pour permettre à des collègues d’aller évaluer la situation, un malheureux technicien voit sa combinaison blanche envahie de taches rouges.
Un autre élément déterminant la puissance de Chernobyl est le rapport au temps, et il relève plus du genre « film catastrophe » : on est à la fois dans l’urgence permanente, le compte à rebours, le délai, et notre conscience de la durée de vie des rayons invisibles, qui se compte en centaines de milliers d’années pour le plutonium. La ville de Pripiat, pour avoir été aux premières loges, est aujourd’hui figée dans cet instant de l’accident, et elle disparaîtra totalement bien avant d’être à nouveau habitable. Un quart de la Biélorussie est aujourd’hui irradiée au Césium 137. Il y a quelque chose de vertigineux dans ce que le philosophe Paul Virilio appelle cet « accident du temps » dans notre époque d’accélération inédite. Le confinement du réacteur accidenté a été appelé « sarcophage », vocable mythologique qui renvoie à l’éternité.
L’effet de sidération du spectateur, né de ce rapport au temps, est profond mais enfoui en arrière-plan. L’effet principal du traitement du temps est le suspense, décuplé par le décalage entre la connaissance du danger par le spectateur et l’insouciance de la population environnante… dont le degré d’impréparation est ahurissant, comme en témoigne cette scène entre une sage-femme et un médecin, dans la maternité d’un hôpital, alors qu’ils voient, de loin, la centrale en feu :
-       Ça ne doit pas être trop grave, dit le médecin.
-       Où est-ce que l’on stocke l’iode ?
-       Tu parles du désinfectant ? Pourquoi aurait-on besoin de pastilles d’iode ?
Il y a aussi cette autre scène, belle et glaçante, où des habitants des grands ensembles de Pripiat se réunissent dehors pour regarder, tranquilles, comme au spectacle, l’incendie au loin dans la nuit. Les enfants jouent avec les particules brillantes comme avec des flocons de neige.
Personne ne comprend ce qui se passe, et la plupart minimisent d’abord l’ampleur de l’accident. Surtout les apparatchiks, qui se réunissent dans des bunkers et s’attachent à étouffer l’affaire. Zharkov (Donald Sumpter), membre du Comité exécutif de Pripiat, dit qu’il faut « laisser les affaires de l’État à l’État. On ferme la ville, personne n’en sort. On contrôle les informations diffusées. C’est ainsi qu’on empêchera la peur. This is our moment to shine (!). Applaudissements à la soviétique, et les dirigeants du Parti repartent, galvanisés (!).

A mesure que le drame s’intensifie, alors que tout le monde est dépassé par les évènements – et pour cause, c’est un accident inédit - se dessine l’écart entre la population, confrontée à la réalité et ses urgences, et les autorités idéologues moulinant leur tactique, dans des bunkers.

Le scénario de Chernobyl nous fait suivre, parmi les « grands » de la nomenklatura, quelques petits salauds, mais il s’attache surtout à révéler, parmi les « petits », quelques grands héros : des techniciens, des experts (et les soldats qui les surveillent) envoyés en éclaireurs aux abords du cœur du réacteur ; des plongeurs, des mineurs, ceux qui montent sur le toit etc… Chernobyl est l’histoire d’inconnus qui ont sacrifié leur vie pour limiter les dégâts causés par l’impéritie d’un système. Et nous leur sommes tous, dans nos pays européens, grandement redevables.
Dans le deuxième épisode, qui se déroule sept heures après l’explosion, on retrouve Legassov, le scientifique du prologue : il est appelé à participer à une commission spéciale chargée de trouver des solutions. Son rôle est supposé se limiter à répondre aux questions sur les réacteurs. Dites-moi comment un réacteur nucléaire fonctionne ! lui enjoint le directeur de la Commission (interprété par l’acteur suédois Stellan Skarsgård) alors qu’ils se dirigent en hélicoptère vers la centrale, ou je vous fais jeter dans le vide par un de ces soldats ! Et Legassov lui explique (et nous explique) les principes de base de la fission nucléaire.
Dans ce deuxième épisode, on découvre aussi Ulana Khomyuk (Emily Watson), une scientifique de Minsk, à 400 km de Tchernobyl. Ce personnage fictif, membre de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie, va intégrer l'équipe chargée de l'enquête sur la catastrophe, et tenter de reconstituer le récit très minutieusement. C’est un peu la voie de la raison dans une situation insensée.

Finalement la série de Craig Mazin répond avec brio à ces deux questions : Comment cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il pu se passer ?

On peut regretter qu’elle n’ait été conçue et interprétée par des Russes : elle aurait gagné en authenticité formelle. L’esprit des dialogues, les comportements, la gestuelle sont souvent typiquement anglo-saxons.
Le ministre russe de la culture Vladimir Medinski l’a néanmoins jugée « magistrale » et a salué « son degré de réalisme ». Mais d’autres médias proches du Kremlin ont dénoncé un « mensonge brillamment tourné » ou « une caricature » relevant de la propagande anti-russe. Rappelons que cette catastrophe a été une des causes de la précipitation de l’effondrement du système soviétique.
De fait, Chernobyl est une critique du communisme soviétique. Plus généralement, elle est empreinte d’une idéologie qui surfe sur la vague populiste de méfiance vis-à-vis des pouvoirs en place. Et aujourd’hui, dans nos démocraties, c’est toujours l’autre, l’adversaire politique, qui utilise les armes des fake news.
La série bénéficie aussi du climat catastrophiste de notre époque, riche en récits collapsologiques et théories de l’effondrement. Depuis sa diffusion, on aurait d’ailleurs constaté une augmentation des visites touristiques sur le site de l’accident. C’est ce qu’on appelle le dark turism, tendance qui semble témoigner du goût morbide de certains pour la catastrophe.

Reste que Chernobyl tente le récit opératique d’un évènement dont les premiers témoins ont aujourd’hui tous disparus et sur lequel nous ne disposions que de récits épars, de photos. Il y a en particulier le livre impressionnant de Svetlana Alexievitch (1), La Supplication - Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse (1997), qui a été une source importante d’inspiration pour le créateur de la série. Et cet évènement tragique nous alerte sur les dangers de la toute-puissance technique, plus que sur les dangers d’un système politique particulier. D’ailleurs à Fukushima, dans une société libérale, les enjeux économiques ont incité les autorités à maintenir la « normalité », à éviter la panique… plus que les radiations. Si, Dieu nous préserve, cela arrivait un jour en Chine (qui compte 46 réacteurs nucléaires), la réaction des autorités ne devrait pas être très différente.

(1) Prix Nobel de littérature en 2015, docteur honoris causa de l’Université de Genève.

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