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dimanche 12 avril 2020

Avril 2020 : "l'Étreinte du serpent" de Ciro Guerra (2015)

La sixième édition des Rendez-Vous Cinéma de l’ECR Il était une foi aura lieu du 6 au 10 mai au Grütli à Genève. L’année dernière, plus de 2000 spectateurs ont assisté aux séances (une vingtaine de films) et aux débats. Cette année, le thème de l’édition est « Itinérances – La reconquête de soi ». Les organisateurs entendent mettre en avant la marche, qui représente « une alternative socio-environnementale et spirituelle par rapport à une forme d’excès consumériste qui ne semble plus poser de limite. »

Le film projeté cette année dans le cadre de la soirée-débat parrainée par Choisir est un film extraordinaire, à ne pas manquer : L’Étreinte du Serpent (El abrazo de la serpiente, 2015). Il se déroule en Amazonie, dans une région située entre la Colombie et le Brésil. Il est inspiré des carnets de voyage de trois explorateurs occidentaux.
En 1909, Théodore von Martius, un ethnographe allemand, malade, est conduit en pirogue par Manduca, un Amérindien à son service depuis qu’il l’a délivré de l’esclavage. Ils sont venus chercher l’aide du chaman Karamakate, qui vit seul dans la jungle : « Tous les chamans de la région ont essayé de le guérir, explique Manduca. - Je ne suis pas comme toi. Je n’aide pas les blancs. - C’est un sage qui est venu apprendre. Il risque de mourir. » Seule la yakruna, une plante sacrée, pourra guérir von Martius. Karamakate, qui apprend par les deux hommes qu’il existe encore des membres de sa tribu, accepte de les guider pour retrouver ces survivants. Mais le voyage s’annonce périlleux. Il pose ses conditions : ne couper aucun arbre, ne manger ni poisson ni de viande, et s’astreindre à l’abstinence sexuelle jusqu’à la nouvelle lune.

Quarante ans plus tard, un ethnobotaniste américain, se présente à nouveau devant Karamakate, qui vit toujours isolé dans la jungle : «Tu consacres ta vie aux plantes ? dit le chamane. Jamais un blanc n’a dit quelque chose d’aussi sensé. - Je m’appelle Evans. Je viens voir la plante, la yakruna. Je veux l’étudier. Martius l’a décrite comme une plante sacrée qui guérit. Elle grandit sur l’hévea et purifie le caoutchouc. - C’est pour ça que tu la cherches ?
L’Américain lui propose quelques dollars. Karamakate se gausse de cet explorateur aux manières grossières : « Ça n’a pas bon goût. Seule la fourmi aime ça. » Evan justifie alors sa quête ainsi : « Je n’ai jamais eu de rêve, ni endormi, ni éveillé. Même le caapi (1) ne me fait d’effet. Les chamans m’ont dit que seule la yakruna peut m’aider. - Tu n’es pas un homme, tu es deux », dit Karamate, lucide. Le vieux chaman, déprimé, n’est plus que l’ombre de lui-même, et le soir, il pleure. « Les pierres, les arbres, les animaux, tout s’est tu (…) Je ne sais même plus le canal des dieux. Qu’est-ce que je suis devenu ? Je suis un corps vide. Un chullachaqui. C’est un être identique à toi, mais creux. Il erre à travers le monde, vide, comme un fantôme, dans le temps sans temps. » Mais mû par l’envie de retrouver la plante légendaire, il accepte de repartir à sa recherche avec Evan.

L’Étreinte du Serpent est d’abord un formidable film d’aventure. Ces voyages entrepris dans un environnement dangereux représentent une épreuve physique évidente, surtout lorsqu’on est malade, comme von Martius. La forêt étant impénétrable, l’environnement principal est le fleuve, que les voyageurs parcourent sur des pirogues. Outre les difficultés de la progression sur un fleuve parfois tumultueux, le récit est pimenté par la rencontre de personnages hauts en couleur : un moine capucin qui martyrisent des orphelins indigènes ; un Amérindien manchot, qui demande qu’on abrège sa vie d’esclave récolteur de caoutchouc ; un gourou qui se prend pour le Messie et règne avec violence sur une secte délirante…
Pourtant, contrairement à d’autres films au sujet apparenté, l’approche du cinéaste colombien Ciro Guerra n’est ni simplificatrice (style BD ou new age), ni grandiloquente (genre fantastique ou picaresque). Cela tient beaucoup au traitement humain de ses personnages.  Von Martius n’a pas peur, mais il n’est pas téméraire. Il respecte Karamakate, mais leur relation est franche et plutôt bon enfant. Evans, l’Américain qui suit ses traces quelques décennies plus tard, est comme son double dégénéré, vicié.
Pour tous, le périple aventureux se révèle aussi un voyage intérieur, ne serait-ce que parce qu’ils sont ramenés à eux-mêmes en mesurant ce qui les sépare. Cela donne lieu à des scènes simples, mais significatives, comme celle où Karamate voit pour la première fois un livre, ou des photos. Pour lui, les personnes sur les photos sont « des chullachaquis, des doubles fantomatiques ». Ou encore cette scène où, voyant à quel point l’ethnographe peine à transporter toutes ses caisses, le chaman lui dit : « Laisse tout ça, ce ne sont que des choses. Les Blancs aiment les objets. - C’est tout ce qui me relie encore à l’Allemagne, à ma femme, à mes enfants. Ces caisses contiennent tout le savoir amassé en quatre ans d’expédition. Je dois le ramener chez moi pour prouver ce que j’ai vu. » Mais comme dans toute quête initiatique, chacun devra se départir d’une partie de soi-même s’il veut atteindre son but.
La photographie en noir et blanc est superbe sans être apprêtée.
Les dialogues avec le chaman sont efficaces, Karamate ayant une façon étonnante d’aller droit au but. Le scénario tient l’histoire comme un ouroboros, un serpent qui se mord la queue. Le fait que, quarante ans plus tard, un explorateur retourne, au fil des méandres de l’Amazone, sur les mêmes lieux reculés, excite la curiosité et donne de l’ampleur au récit. Il y a aussi un montage par lequel se mêlent les fils des deux histoires, comme si deux temporalités coexistaient sur le fleuve.
A travers cette aventure, on découvre un contexte historique.  Les tribus amérindiennes (2) qui choisirent l'affrontement avec les envahisseurs survécurent un peu plus longtemps que les autres, mais finirent massacrées. Jusqu’au XVIIIè siècle, les indigènes furent enrôlés par les Espagnols dans le système de l’encomienda : « en échange » de leur évangélisation (!), ils payaient un tribut en nature ou en services. Autrement dit, ils étaient spoliés et réduits en esclavage. Au XXe siècle, l’industrie (de guerre notamment) ayant un grand besoin de latex, l’hévéa (l’arbre à caoutchouc) devint une ressource recherchée. Aujourd’hui en Colombie, un tiers des 1,5 millions d’Amérindiens vivent dans un état d’extrême pauvreté. « Ce film est dédié aux peuples dont on ne connaîtra jamais la chanson » dit le carton de fin. Qu’aurions-nous appris de ces communautés restées quasiment vierges de tout contact extérieur ? « C’est ici que l’Anaconda est descendu de la Voie Lactée », dit à un moment Karamate à Manduca. On se met à rêver à la réalité à laquelle cette histoire renvoie : elle nous aurait peut-être éclairé sur l’histoire spirituelle de l’humanité…
Quand deux civilisations entrent en contact, comment faire en sorte que l’une ne détruise pas l’autre ? L’Étreinte du Serpent, œuvre hybride singulière, est une réponse réussie, par l’art, à cette question. Ciro Guerra, le réalisateur colombien, n’avait que 33 ans quand il a tourné ce film, son troisième long-métrage.

Le débat qui suivra la projection s’annonce passionnant. L’invité sera Emmanuel Tagnard, journaliste et producteur RTS et membre du Comité cinéma de cet évènement à ne pas manquer.

(1) Plante hallucinogène connue plus souvent sous le nom d’ayahuesca.
(2) Rien qu’en Colombie, on dénombre encore plus de quatre-vingts ethnies.

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