L’Occident impie est un
essai documentaire qui emprunte une figure de style utilisée en particulier dans
les œuvres de combat ou de débat : la prosopopée. En quête d’identité et
de sens, une jeune femme, qui incarne l’Europe, s’adresse en voix-off à Dieu tout
au long du film. Il est temps de me tourner vers toi, Dieu. Ok, mais comment
te trouver et me trouver moi-même ? dit-elle au début. Je veux
toujours être élégante.
J’arbore des créations griffées Léonard de Vinci,
Rembrandt par exemple et toutes sortes d’accessoires anciens, des arcs de
triomphe et des colonnes de la victoire, mais dans les ascensions, j’ai mal aux
hanches, sur ma carte, je suis couverte de cicatrices et au niveau de mes
contours, la chair pourrit. Et mon âme ? Elle ne saigne pas. Une âme
exsangue ne peut pas saigner. Cette adresse à Dieu constitue le
fil rouge du film. A l’image, la jeune femme apparaît de temps à autre,
seule ; mais le plus souvent le réalisateur filme, de loin, dans des lieux
non identifiés, des silhouettes, des jambes, des valises tirées, des poussettes,
des voyageurs qui embarquent en voiture dans des ferrys, des gens s’activant mystérieusement
dans la neige, une brocante, des marchés dans un pays froid, une fonderie etc…
La bande-son est pointue, avec
notamment de la musique électro-pop suisse-allemande (Eiko, Sissy Fox)
tendance punk féministe, et un mixage très «art contemporain» (bruits
étranges, chuchotements lugubres, fragments de discours sur l’Europe qui se
chevauchent dans toutes les langues etc…). Le directeur de la photo a fait un
travail remarquable : je ne sais pas si le film a été tourné en pellicule,
mais l’image (aux cadres réussis) ne fait pas vidéo, avec les facilités que
cela implique souvent (couleurs systématiquement saturées, grand angle) : les
couleurs sont ternes et délavées, avec une
dominante de gris et de blancs, comme
pour mettre en valeur la poussière sur un monde épuisé… Le résultat de ce
travail esthétique est que certaines scènes relèvent du trip hallucinant : une
fête populaire (en Espagne ?) où des gens en costumes débarquent sur une
plage et sont chaleureusement accueillis ; des orateurs qui prêchent dans un
parc (le speakers’ corner de Hyde Park à Londres ?) dans un brouhaha
pré-Apocalyptique créé par le mixage ; des manèges qui tournent, très haut dans
le ciel, avec en arrière-plan une ville moderne (allemande ?) ; une décharge
dans laquelle le réalisateur nous plonge en embarquant sa caméra au cœur d’une machine
manipulant des monceaux de déchets…
Sur le fond, le plus intéressant,
c’est le fait de s’adresser à Dieu, et singulièrement au Dieu chrétien. A
travers la prosopopée, figure de style mordante, Europe reproche à Dieu, son
silence et son absence apparents : Si tu ne réponds pas, à quoi ça
sert ? Allez, je te provoque, défends-toi ! Certains
constats relevant de la situation spirituelle en Europe sont pertinents :
Depuis peu, je médite. Ça se fait, de nos jours. On va voir un chaman. On ne
prie plus. Tu as perdu ton autorité. Ne te vexe pas. C’est juste qu’aujourd’hui
chacun veut se créer son propre dieu. Europe sort d’une séance de
méditation, remplie d’une présence… La tienne ? Quand j’ouvre
les yeux, je ne vois rien. Allez Dieu, manifeste-toi, j’ai besoin de faits, de
grâces ! Envoie-moi un signe ! Accomplis des miracles, ou au pire,
déclenche une catastrophe, mais fais quelque chose qui prouve ton existence, je
t’en supplie.
Né à Schaffhouse en 1955, résidant entre Berne et l’Espagne,
le réalisateur suisse allemand Félix Tissi qualifie son film de « pieux et
blasphématoire ».
La jeune fille qui incarne
l’Europe est une jeune brune élancée, au look babos (turban perché sur
la tête, piercing au nez, veste en jean). Elle correspond bien au
discours : celui d’une jeunesse européenne en mal de repères, à la pensée
confuse (liens entre les relations géostratégiques et la Bible, confusion
Europe/Occident), narcissique (on voit Europe peindre sur une porte avec
d’autres street-artistes… un auto-portrait), féministe (perdue, Europe
dit se tourner vers les êtres qu’elle connaît le mieux, les
femmes), écolo (Je
suis dans le bon camp (…) je trie mes déchets. Tu devrais le considérer), biberonnée
au relativisme (Suis-je, moi l’Europe, bonne ou mauvaise ? Toute chose
est aussi vraie que son contraire), rétive à toute autorité (Moi,
aucune religion ne me dicte sa loi. Le seul problème, c’est qu’il y a toujours
deux âmes en moi, et ça me cause quelque souci. Mais je suis toujours
indépendante), acquise au Moloch Technologie (De toute façon, je serai
moi-même bientôt Dieu (…) Tes clochers ont vécu. Ce ne serait pas une mauvaise
idée d’y installer des antenne-relais), de mauvaise foi (Et non, je ne
suis pas une idée : toi, là-haut, tu es une idée), parfois ridicule
(C’est encore loin, Auschwitz ?), angoissée (vieille et
fatiguée, Europe a essayé toutes sortes de tranquillisants, en vain…),
adepte de
l’autoflagellation (Europe, au passé conquérant, veut bien aller
chez les autres, mais elle ne veut pas qu’on vienne chez elle), insolente (Va
te faire voir, lancé comme un reproche au Dieu invisible)…
Et la voix-off de la version française
d’accentuer encore le côté agaçant du personnage. Mais l’Europe de Félix Tissi sait
aussi nous faire sourire (Ma manière de m’exprimer t’agace sûrement) ou
même rire : Je suis devenue froussarde. J’ai la trouille de
quelques zodiacs. Pitié, Dieu, sois gentil, fais que je n’ai plus peur des
zodiacs !
Quant à l’aspect blasphématoire
que revendique Tissi, il apparaît en particulier à la fin de cette séquence où Europe
rencontre quelqu’un (un Georgien !), et couche avec lui… sans le regarder,
car elle s’en fiche : Je veux être seule avec toi, dit-elle à Dieu,
alors qu’on la voit jouir en gros plan.
Finalement si le film témoigne
d’une soif spirituelle et d’un désir de connaître Dieu, on peut regretter la
figure de style choisie. La prosopopée, utilisée en rhétorique pour
donner une plus grande force de conviction, a ici l’effet inverse. On ne sait pas bien où l’auteur se situe derrière cette figure de l’Europe (une femme qui plus est), et s’il y a de l’autodérision ou pas.
donner une plus grande force de conviction, a ici l’effet inverse. On ne sait pas bien où l’auteur se situe derrière cette figure de l’Europe (une femme qui plus est), et s’il y a de l’autodérision ou pas.
Au-delà du ton familier, voire effronté, de
la voix-off, quelques scènes de L’Occident impie témoignent d’un rapport
très distant au christianisme : par exemple lorsque Tissi filme des foules
en chaise roulante (Lourdes ?) ou qui défilent en scandant l’Ave Maria,
l’image est ralentie et saccadée, et les fidèles semblent évoluer comme des
robots…
« Prier c’est un peu comme déranger Dieu,
pour qu’il nous écoute » a dit le pape en juin 2013. La prière, expliquait
le pape, quand elle est sérieusement chrétienne, oscille entre le besoin
qu’elle renferme toujours et la certitude d’être exaucée, même si l’on ne sait
pas exactement quand. Et cela parce que celui qui prie ne craint pas de déranger
Dieu, et nourrit une confiance aveugle dans son amour du Père. L’évangile[1] de ce
dimanche, à l’heure où j’écris ces lignes, rapporte cette parole du Sauveur :
« Dieu ne ferait pas justice à ses élus, qui crient vers lui jour et
nuit ? Les fait-il attendre ? Je vous le déclare : bien vite, il leur fera
justice.
Cependant, le Fils de l’homme,
quand il viendra, trouvera-t‑il la foi sur la terre ? »
Dans l’adresse de L’Occident
impie, on ne trouve pas de manière évidente en tous cas, la relation filiale,
la certitude d’être entendu, l’amour. Mais l’Esprit Saint souffle où il veut.
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