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lundi 15 juillet 2019

Avril 2019 : "Vice" d'Adam McKay (2018)


En 1963, un étudiant de l’université de Yale, dans le Connecticut, est renvoyé parce qu’il est plus assidu aux bars qu’aux cours. Il travaille ensuite comme ouvrier sur les lignes électriques d’une compagnie locale et termine souvent ses nuits enivrées au poste. Quarante ans plus tard, il est aux manettes de la plus grande puissance mondiale.
Cet homme s’appelle Dick Cheney (Christian Bale) et il est toujours vivant. Il n’a jamais été au premier plan, c’est plutôt un homme de l’ombre. Quel a été son parcours politique et quel ressort personnel explique sa captation insidieuse du pouvoir ? Derrière son ascension au sein du parti Républicain - assistant à la Maison Blanche sous Richard Nixon, chef de cabinet sous Gerald Ford, membre de la Chambre des représentants sous Ronald Reagan, secrétaire à la Défense sous George Bush, vice-président sous George W. Bush – il y aurait trois personnes-clés : sa femme Lynne (Amy Adams (1)), véritable moteur de son ambition politique, plus douée et plus conservatrice que lui ; Donald Rumsfeld (Steve Carell), son mentor en matière de cynisme politique ; et George W. Bush (Sam Rockwell), sa marionnette consentante.


Vice est une biographie politique réalisée sur le mode de la comédie satirique.
Le sujet est extrêmement intéressant et le début du film est particulièrement jubilatoire. Une voix off commente des images d’archives qui illustrent l’état de la société américaine à la fin du XXè siècle : « Lorsque les gens ont du temps libre, la dernière chose qu'ils veulent entendre, ce sont des annonces compliquées concernant le
gouvernement, les lobbys, les accords commerciaux nationaux et les factures fiscales. Il n’est donc pas surprenant que lorsque le vice-président bureaucratique et falot a pris le pouvoir, nous l’avons à peine remarqué. Il a atteint ainsi une position d'autorité que très peu de dirigeants de l'histoire des Etats-Unis ont occupée. Il a changé à jamais le cours de l'histoire pour des millions et des millions de vies. Et il l'a fait comme un fantôme, la plupart des gens ne sachant pas qui il est ou d'où il vient. » Ainsi, le cinéma étant un « univers fantôme doté d’effet de réalité » (2), Vice entend faire vivre sous nos yeux, de manière plaisante (entertaining), un personnage fantomatique qui a eu une influence calamiteuse sur notre monde. Dans les premières minutes du film, un carton rappelle ce vieil adage : « Méfiez-vous de l’homme silencieux. Pendant que les autres parlent, il écoute. Pendant qu’ils s’agitent, il réfléchit. Et quand ils se reposent, il frappe. »


Vice est une incursion fictionnalisée dans les coulisses du pouvoir qui nous apprend quelques faits intéressants. Par exemple, Cheney a aidé Bush père à détricoter une loi qui obligeaient les médias à observer un certain équilibre politique, permettant ainsi la création de Fox News (qui devait originellement s’appeler Conservative News). Ou encore : le matin du 11 septembre 2001, dans la salle faisant office de centre des opérations d’urgence où se sont regroupés les plus hauts responsables de la Maison-Blanche, c’est Dick Cheney qui a donné les ordres, sans respecter les procédures. Plus tard, pour faire passer dans l’opinion la pilule d’une guerre en Irak, les Républicains ont utilisé une rhétorique basée sur des « études qualitatives » menées par des sociétés de marketing.
D’autres manœuvres sont abordées sans être vraiment expliquées : ainsi du renforcement du pouvoir exécutif rendu possible par la « théorie exécutive unitaire » prônée par quelques conseillers juridiques et fondée sur une interprétation de l’article 2 de la Constitution. On ne comprend pas vraiment comment ces interprétations idéologiques peuvent avoir un effet dans la réalité institutionnelle. Toujours est-il que lorsque Dick Cheney devient vice-président des Etats-Unis - alors que selon Theodore Roosevelt, ce poste représentait « un marche-pied pour l’oubli » - il prend la main sur G-W Bush, par ailleurs trop content de déléguer l’essentiel d’un pouvoir pour lequel il n’a pas les épaules.
Certains passages de Vice, plus clairement militants, montrent l’abêtissement programmé de la société américaine (cf ces images d’archives du phénomène débile "Wazaaa!" (3)) alors que se fomentent des décisions stratégiques aux conséquences dramatiques.

Vice est un pamphlet politique présenté de manière trop légère et incertaine. On a l’impression qu’Adam McKay, le réalisateur, n’a pas fait de choix formel et cache cette faiblesse sous un maniérisme déconstructeur. L’ordre chronologique est chamboulé. Les images passent de la fiction aux images d’archives. Le point de vue est brouillé, avec un narrateur fictif qui s’ajoute au commentaire. La dramatisation fictionnelle comble les trous dans l’histoire réelle avec une distance ludique préjudiciable à l’impact du film, comme dans cet échange sur l’oreiller du couple Cheney, au style shakespearien délibérément comique.

Vice est une farce sardonique lestée d’une pesante idéologie donnant dans les effets faciles, comme l’utilisation d’images chocs de conflits, ou des dialogues imaginaires : « Quelles sont nos convictions ? » demande Cheney à propos de l’attaque du Cambodge ; « Elle est bien bonne, celle-là ! » s’esclaffe Rumsfeld, « Quelles sont nos convictions ! », avant de retourner dans son bureau.

Enfin et surtout, le personnage principal, magistralement interprété par Christian Bale (décidément un très grand acteur), est beaucoup moins effrayant que son modèle. La thèse d’Adam McKay, voyant dans Cheney un médiocre technocrate piloté par sa femme, n’est pas convaincante.

Le projet de Vice était louable et salutaire : l’équipe de l’administration Bush junior m’a toujours parue être une bande de malfrats et leurs agissements tellement hallucinants, que j’étais content que le plus inquiétant d’entre eux soit le sujet d’une fiction explosive.
Mais Adam McKay, ancien scénariste de la célèbre émission de divertissement Saturday Night Live sur la chaîne NBC, et figure de la « nouvelle comédie américaine », n’a pas vraiment réalisé un libelle à la hauteur de son sujet, même si son film a été nominé huit fois aux Oscars (4). « La prochaine fois, je pourrais bien m’attaquer au réchauffement climatique. Mais ce sera sous forme comique, je ne veux pas que mes enfants me prennent pour un sinistre. »
Ah. Bon.

Quoi qu’il en soit, dans le genre, je préfère les films de Michael Moore, comme Bowling for Columbine (2002) ou Fahrenheit 9/11 (5) (2004), qui sondent aussi ce qui généralement n’est pas montré au pays de l’oncle Sam. Mais Moore ne brode pas sur les zones d’ombre des arcanes du pouvoir : il braque les projecteurs sur les effets désastreux de la politique (dans Roger and I par exemple). Comme celle de McKay, l’approche de Moore est idéologique (on le lui reproche assez !), mais elle a de solides racines populaires, façonnées par le malheur. Le point de vue est plus clair : le réalisateur est fils d’ouvrier de Flint, une ville du Mid-West, sinistrée après les fermetures d’usines consécutives aux restructurations du secteur automobile (6).
Et dans une approche plus froide, moins rock’n’roll, je recommande aussi chaudement les documentaires du français William Karel : CIA guerres secrètes (2003) et Le Monde selon Bush (2004).


(1) Qui a joué dans The Master (2012), chef d’œuvre de Paul Thomas Anderson, produit par la même société de production, actuellement au bord de la faillite.
(2 )Edgar Morin, dans Journal de Californie (1970).
(3) Déformation de What’s up ? (Ça va ?), dont le point de départ était une pub Budweiser en 2000, avec une bande de potes qui regardent un match en sifflant des bières.
(4) Pour obtenir finalement une seule statuette, pour les maquillages et coiffures.
(5) Palme d’or à Cannes.
(6) L’eau de la ville sera par la suite empoisonnée par la pollution aux métaux lourds !

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