En 1963, un étudiant de
l’université de Yale, dans le Connecticut, est renvoyé parce qu’il est plus
assidu aux bars qu’aux cours. Il travaille ensuite comme ouvrier sur les lignes
électriques d’une compagnie locale et termine souvent ses nuits enivrées au
poste. Quarante ans plus tard, il est aux manettes de la plus grande puissance
mondiale.
Cet homme s’appelle Dick Cheney (Christian Bale) et il est toujours
vivant. Il n’a jamais été au premier plan, c’est plutôt un homme de l’ombre.
Quel a été son parcours politique et quel ressort personnel explique sa
captation insidieuse du pouvoir ? Derrière son ascension au sein du parti
Républicain - assistant à la Maison Blanche sous Richard Nixon, chef de cabinet
sous Gerald Ford, membre de la Chambre des représentants sous Ronald Reagan,
secrétaire à la Défense sous George Bush, vice-président sous George W. Bush – il
y aurait trois personnes-clés : sa femme Lynne (Amy Adams (1)),
véritable moteur de son ambition politique, plus douée et plus conservatrice
que lui ; Donald Rumsfeld (Steve Carell), son mentor en matière de
cynisme politique ; et George W. Bush (Sam Rockwell), sa marionnette
consentante.
Vice est une biographie politique réalisée sur le mode de la
comédie satirique.
Le sujet est extrêmement
intéressant et le début du film est particulièrement jubilatoire. Une voix off
commente des images d’archives qui illustrent l’état de la société américaine à
la fin du XXè siècle : « Lorsque
les gens ont du temps libre, la dernière chose qu'ils veulent entendre, ce sont
des annonces compliquées concernant le
gouvernement, les lobbys, les accords
commerciaux nationaux et les factures fiscales. Il n’est donc pas surprenant
que lorsque le vice-président bureaucratique et falot a pris le pouvoir, nous
l’avons à peine remarqué. Il a atteint ainsi une position d'autorité que très
peu de dirigeants de l'histoire des Etats-Unis ont occupée. Il a changé à
jamais le cours de l'histoire pour des millions et des millions de vies. Et il
l'a fait comme un fantôme, la plupart des gens ne sachant pas qui il est ou
d'où il vient. » Ainsi, le cinéma étant un « univers fantôme doté d’effet de réalité » (2),
Vice entend faire vivre sous nos
yeux, de manière plaisante (entertaining),
un personnage fantomatique qui a eu une influence calamiteuse sur notre monde. Dans
les premières minutes du film, un carton rappelle ce vieil adage : « Méfiez-vous de l’homme silencieux.
Pendant que les autres parlent, il écoute. Pendant qu’ils s’agitent, il
réfléchit. Et quand ils se reposent, il frappe. »
Vice est une incursion fictionnalisée dans les coulisses du pouvoir
qui nous apprend quelques faits intéressants. Par exemple, Cheney a aidé Bush
père à détricoter une loi qui obligeaient les médias à observer un certain
équilibre politique, permettant ainsi la création de Fox News (qui devait originellement
s’appeler Conservative News). Ou encore : le matin du 11 septembre 2001,
dans la salle faisant office de centre des opérations d’urgence où se sont
regroupés les plus hauts responsables de la Maison-Blanche, c’est Dick Cheney
qui a donné les ordres, sans respecter les procédures. Plus tard, pour faire
passer dans l’opinion la pilule d’une guerre en Irak, les Républicains ont
utilisé une rhétorique basée sur des « études qualitatives » menées
par des sociétés de marketing.
D’autres manœuvres sont abordées
sans être vraiment expliquées : ainsi du renforcement du pouvoir exécutif
rendu possible par la « théorie exécutive unitaire » prônée par quelques
conseillers juridiques et fondée sur une interprétation de l’article 2 de la
Constitution. On ne comprend pas vraiment comment ces interprétations
idéologiques peuvent avoir un effet dans la réalité institutionnelle. Toujours
est-il que lorsque Dick Cheney devient vice-président des Etats-Unis - alors
que selon Theodore Roosevelt, ce poste représentait « un marche-pied pour
l’oubli » - il prend la main sur G-W Bush, par ailleurs trop content de
déléguer l’essentiel d’un pouvoir pour lequel il n’a pas les épaules.
Certains passages de Vice, plus clairement militants,
montrent l’abêtissement programmé de la société américaine (cf ces images
d’archives du phénomène débile "Wazaaa!" (3)) alors
que se fomentent des décisions stratégiques aux conséquences dramatiques.
Vice est un pamphlet politique présenté de manière trop légère et incertaine.
On a l’impression qu’Adam McKay, le réalisateur, n’a pas fait de choix formel
et cache cette faiblesse sous un maniérisme déconstructeur. L’ordre
chronologique est chamboulé. Les images passent de la fiction aux images
d’archives. Le point de vue est brouillé, avec un narrateur fictif qui s’ajoute
au commentaire. La dramatisation fictionnelle comble les trous dans l’histoire
réelle avec une distance ludique préjudiciable à l’impact du film, comme dans
cet échange sur l’oreiller du couple Cheney, au style shakespearien
délibérément comique.
Vice est une farce sardonique lestée d’une pesante idéologie donnant
dans les effets faciles, comme l’utilisation d’images chocs de conflits, ou des
dialogues imaginaires : « Quelles
sont nos convictions ? » demande Cheney à propos de l’attaque du Cambodge ;
« Elle est bien bonne, celle-là ! » s’esclaffe
Rumsfeld, « Quelles sont nos
convictions ! », avant de retourner dans son bureau.
Enfin et surtout, le personnage principal,
magistralement interprété par Christian Bale (décidément un très grand acteur),
est beaucoup moins effrayant que son modèle. La thèse d’Adam McKay, voyant dans
Cheney un médiocre technocrate piloté par sa femme, n’est pas convaincante.
Le projet de Vice était louable et salutaire : l’équipe de l’administration
Bush junior m’a toujours parue être une bande de malfrats et leurs agissements
tellement hallucinants, que j’étais content que le plus inquiétant d’entre eux
soit le sujet d’une fiction explosive.
Mais Adam McKay, ancien
scénariste de la célèbre émission de divertissement Saturday Night Live sur la chaîne NBC, et figure de la « nouvelle
comédie américaine », n’a pas vraiment réalisé un libelle à la hauteur de
son sujet, même si son film a été nominé huit fois aux Oscars (4). « La prochaine fois, je pourrais bien
m’attaquer au réchauffement climatique. Mais ce sera sous forme comique,
je ne veux pas que mes enfants me prennent pour un sinistre. »
Ah. Bon.
Quoi qu’il en soit, dans le genre, je préfère les films de
Michael Moore, comme Bowling for
Columbine (2002) ou Fahrenheit 9/11 (5) (2004), qui sondent aussi ce qui généralement n’est pas montré au pays de
l’oncle Sam. Mais Moore ne brode pas sur les zones d’ombre des arcanes du
pouvoir : il braque les projecteurs sur les effets désastreux de la politique (dans Roger and I par exemple).
Comme celle de McKay, l’approche de Moore est idéologique (on le lui reproche
assez !), mais elle a de solides racines populaires, façonnées par le malheur.
Le point de vue est plus clair : le réalisateur est fils d’ouvrier de Flint,
une ville du Mid-West, sinistrée après les fermetures d’usines consécutives aux
restructurations du secteur automobile (6).
Et dans une approche plus froide, moins
rock’n’roll, je recommande aussi chaudement les documentaires du français
William Karel : CIA guerres
secrètes (2003) et Le Monde selon
Bush (2004).
(1) Qui a
joué dans The Master (2012), chef
d’œuvre de Paul Thomas Anderson, produit par la même société de production,
actuellement au bord de la faillite.
(2 )Edgar
Morin, dans Journal de Californie
(1970).
(3) Déformation
de What’s up ? (Ça va ?),
dont le point de départ était une pub Budweiser en 2000, avec une bande de
potes qui regardent un match en sifflant des bières.
(4) Pour
obtenir finalement une seule statuette, pour les maquillages et coiffures.
(5) Palme
d’or à Cannes.
(6) L’eau
de la ville sera par la suite empoisonnée par la pollution aux métaux
lourds !
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