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dimanche 14 juillet 2019

Mars 2019 : Werner Herzog, vie dangereuse, œuvre fascinante


« Le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement ! Construisez vos villes près du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en guerres avec vos semblables et avec vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance ! » (Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882)

Choisir quelques films de Werner Herzog sur les plus de soixante tournés en 55 ans sur tous les continents ne donnerait qu’une idée très réduite de son génie. Sa production protéiforme mêle documentaires et fictions, courts et longs métrages, du film expérimental au blockbuster hollywoodien ; mais aussi poésie, romans, récits de tournage et mises en scène d’opéras. Si les thèmes abordés par ce réalisateur allemand de 77 ans ont été d’une grande variété, ses intérêts, d’ordre anthropologique, l’ont porté à sonder à la fois les tentatives individuelles de dépassement des limites humaines et l’effondrement de grandes civilisations dans le chaos et la barbarie.

Herzog est un cinéaste hors du commun. Sa carrière et ses innombrables faits d’armes en font un Titan de la mythologie du cinéma. Comme Prométhée, il est à la fois prévoyant (sinon comment aurait-il pu produire lui-même, avec son frère, tant de ses films ?) et imprudent (ses tournages ont souvent été des expéditions périlleuses).
Il a été qualifié d’excentrique, de mégalomane, de fou. Sa relation tumultueuse avec Klaus Kinski, acteur pervers et paranoïaque, au charisme
halluciné, a contribué à forger cette réputation. Dans son documentaire Ennemis Intimes (1999), le réalisateur revient sur cette relation. Il raconte comment en 1955, sa mère s’installe à Munich dans un petit immeuble partagé par plusieurs artistes. C'est là qu’à treize ans, il rencontre ce jeune acteur qui le frappe par sa folie et sa fureur destructrice. Ils tourneront cinq films ensemble.

Au-delà des considérations psychologiques, la critique de gauche des années 70 considérait Herzog comme un auteur peu recommandable, obnubilé par la question du surhomme, de la puissance, et qui pratiquait un cinéma de la fascination aux relents fascistes (1).

Mais le cinéma n’est-il pas un art de la fascination ? Peut-on reprocher à un cinéaste de maîtriser son art et de croire en sa puissance d’expression ? Certes, il y a quelque chose de monumental dans son style. Un exemple : Aguirre, la colère de Dieu (1972) est l’histoire d’un conquistador espagnol (Klaus Kinski) à la recherche de l’Eldorado, dont toute l’équipe disparaît dans la jungle sans laisser de trace. Au début du film, lorsque l’expédition découvre l’Amazone, deux plans successifs sur le fleuve en rage sont d’une durée « hors de toute proportion »,
comme le dit Herzog (2). Le réalisateur nous transmet ainsi sa propre fascination et nous immerge, avec ses personnages, dans leurs rêves de conquêtes insensée. « Prenez Lessons of Darkness (1992), qui se passe au Koweit. Chaque jour, pendant deux ou trois mois, toutes les chaînes de télé ont montré les feux, mais jamais pendant plus de cinq ou dix secondes. Je les ai filmés selon un autre timing et avec une autre patience, une autre insistance. »

Dans Cœur de verre (1976), la fascination intègre le processus même de fabrication : tous les acteurs jouent sous hypnose ! C'est l'histoire d'une communauté montagneuse bavaroise au XVIIIè siècle qui, afin de retrouver la recette du Verre-Rubis, fait appel à un oracle dont les visions apocalyptiques prévoient la destruction du village et la folie collective. 
La fascination procède aussi
des sujets choisis. A l’instar des cameramen envoyés par les frères Lumière dans le monde, Herzog veut filmer ce qui ne l’a jamais été. Fata Morgana (1971) est un poème élégiaque, un « trip cinématographique » composé d’images stupéfiantes de mirages dans le désert, d’extraits d’un texte sacré maya et de musiques sacrées (Haendel, Mozart) ou mélancoliques (Léonard Cohen). Le réalisateur s’intéresse aussi à des figures marginalisées par le cinéma : les nains, les sourds et aveugles, les idiots aphasiques, les aborigènes (3)…

Mais ses films sont souvent parcourus par une tension dialectique entre son goût pour la conquête, l’exploit, l’obsession, la déraison, la grandiloquence, et sa conscience de la vanité des ambitions humaines, vouées à la destruction. Conquête de l’inutile est le titre explicite du journal de bord, publié en 2009, du tournage épique de Fitzcarraldo (1982) dans la jungle amazonienne. Cette « fascination critique » se manifeste dans l’humour qui émaille ses films et sa distance par rapport à ses personnages, comme celui du documentaire Grizzly Man (2005), qui finit dévoré par les grizzlis avec lequel il a tenté de vivre pendant treize ans en Alaska. Le projet de cet écologiste américain est, pour Herzog, significatif des « civilisations hautement technologisées, où le grand public a une vision sentimentale et anthropomorphique de la nature. »

Chacun de ses films est un projet audacieux, souvent dangereux, qui se révèle une expérience intense. Pour lui et pour le spectateur. Mettre sa vie en jeu est pour ce cinéaste un devoir. Des sommets de l'Himalaya, aux profondeurs des abysses (4), ses tournages sont de véritables aventures où il pousse ses troupes jusqu'à la rupture. Pendant les trois ans de tournage de Fata Morgana en Afrique, lui et ses quatre collaborateurs contractent la malaria et sont emprisonnés plusieurs fois. 
Dans La Soufrière (1977), il tourne sur un volcan dont on annonce l’éruption

imminente. Avec Fitzcarraldo - l’histoire d’un caoutchoutier qui veut construire un opéra dans la jungle amazonienne et transporter un bateau de 32 tonnes par-dessus une montagne – on atteint le dantesque : guerre aux frontières ; attaque et incendie du camp construit pour 1100 personnes à 1500 km de tout village ; crash des deux avions ravitailleurs ; remplacement de l’acteur principal, tombé malade, par Kinski ; les plus fortes pluies du siècle ; trois ans de tournage… « C’est de telles expériences que viennent mes capacités de cinéaste. »


Si le côté monumental de son œuvre est peut-être à rattacher à l’environnement de son enfance – la montagne bavaroise -, sa démarche créative, en constant renouvellement, doit quelque chose à la pratique de la marche dans cet environnement où il aime revenir se ressourcer. « Marcher nous fait sortir de nos habitudes modernes. Je fais mes films à pied. C’est en marchant que fonctionne le mieux mon univers imaginaire. (5) » En 1960, à 18 ans, pour comprendre
comment le Congo peut sombrer dans le chaos, il marche de l’Egypte au sud du Soudan, jusqu’à Juba, où il tombe gravement malade. En 1974, il chemine pendant un mois en plein hiver, sans un sou, pour rejoindre à Paris Lotte Eisner, une critique de cinéma qu’il admire et qui va mourir. Il entreprend cela comme un pèlerinage pouvant la sauver. Elle vécut encore huit ans après sa visite. En 1984, il marche 2500 km le long de la frontière allemande, en souvenir de ses désirs d’enfants, à l’époque où le pays était divisé.  « Il faut qu’il y ait une raison essentielle, sinon je ne marche pas. Je ne suis pas un joggeur, je n’ai rien d’un routard ». 

Mais quel esprit guide Herzog ? Dans ses premiers films, notamment Les nains aussi ont commencé petits (1970) et L’énigme de Kaspar Hauser (1974), il fait régner une folie absurde et exprime une froide agressivité, en particulier à l'endroit du Logos et du Père, du Dieu chrétien. Son œuvre sent-elle le souffre ? L’homme faisait peur aux Amérindiens, bien plus que Kinski avec qui il a revisité Nosferatu le vampire ; et son Kaspar Hauser rêve du Caucase, une région qui a donné un dictateur et des mages de sinistre réputation. Herzog est insaisissable, mais de son œuvre, je garde des images inédites, puissantes et belles.



(1) « « Vivre dangereusement » : je voudrais que ce fût là le mot d'ordre du fascisme italien », dit Mussolini dans un discours en 1924, citant Nietzsche.
(2) En 2008, dans un entretien au Museum of the Moving Image de New York.
(3) Respectivement Les nains aussi ont commencé petits, 1970, Au pays du silence et de l’obscurité, 1971, L'énigme de Kaspar Hauser, 1974, Le pays où rêvent les fourmis vertes, 1984.
(4) Gasherbrum, la montagne lumineuse, 1984 et Rencontres au bout du monde, 2007.
(5) Autoportrait, 1986.

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