La fin du monde inspire
les cinéastes. Catastrophes naturelles, conflits meurtriers immergent civilisations,
communautés et individus, dans des scénarios propices aux effets spéciaux et à
la dramaturgie. Cette thématique compose le fil rouge des quatrièmes Rendez-vous cinéma de l’ECR
(Église de Genève). Parmi les films projetés et débattus, choisir parraine une œuvre plus intérieure, le Sacrifice d’Andreï Tarkovski.
Alexander
(Erland Josephson) vit retiré sur une île suédoise, dans une spacieuse
demeure, avec son épouse anglaise Adelaïde, leur fils, une gouvernante et une
bonne. Alexander est un intellectuel qui a renoncé à une brillante carrière d’acteur
de théâtre et qui rumine des idées sombres sur le déclin de la civilisation
occidentale : « Nous sommes arrivés à une disharmonie entre le
développement matériel et spirituel. Notre civilisation est vraiment malade. Je
pense qu’on pourrait étudier le problème et trouver peut-être une solution,
s’il n’était pas si tard … trop tard. »
À
l’occasion de son anniversaire, il reçoit la visite de sa fille aînée Marta, de
Victor, un médecin matérialiste et ami de la famille, et d’Otto, le facteur de
l’île, un original qui s’intéresse à la philosophie nietzschéenne et aux
phénomènes paranormaux. Tout ce petit monde déjà passablement déprimé apprend
soudain par la télévision qu’un conflit nucléaire vient d’éclater. Adelaïde
fait une crise de nerfs, Victor lui fait une injection et Alexander s’isole pour
prier. Il promet à Dieu de renoncer
à tout ce qui lui est cher, même à la parole, si tout redevient comme avant.
Otto lui enjoint ensuite de se rendre chez Maria, la
bonne islandaise : « Il
faut que vous alliez la trouver et que vous couchiez avec elle. C’est une
sorcière dans le bon sens. » Le film suit alors son axe
essentiel : le récit poétique d’un miracle.
Les
films-catastrophes ou de science-fiction à grand spectacle, qualifiés à tort d’apocalyptiques,
sont légions et traitent généralement de la menace imminente de la fin du
monde ; quant aux films post-apocalyptiques, ce sont en réalité des films
post-catastrophe planétaire. À ma connaissance, aucun cinéaste n’a tenté
d’adapter l’Apocalypse de Jean, en
traitant par exemple des thèmes eschatologiques, comme le combat contre Satan
et ses armées, la persécution de la communauté des croyants, le retour du
Christ en gloire, le Jugement divin, etc. Tout en prenant des libertés par
rapport à la tradition chrétienne, Le
Sacrifice (1986) d’Andreï Tarkovski est un de ceux qui s’en inspire le
plus.
Le
grec apokalypsis signifie
« dévoilement ». L’Apocalypse
dévoile la face cachée des choses. Les rêves prophétiques qu’a eus Jean sur
l’île de Patmos et qu’il a retranscrits révèlent la façon dont Dieu prépare nos
âmes et l’humanité en vue de ce qui va arriver « à la fin », au Jour
du Seigneur : le don de la grâce, le retour du Christ et l’entrée en
vision béatifique (nous verrons la Trinité « face à face »). Il est
donc bon de rappeler qu’au-delà des épreuves, des phénomènes effrayants et des
catastrophes, les visions du disciple du Christ véhiculent un message d’espérance :
l’Amour sera définitivement victorieux du Mal et de la mort. Comme le dit
Tarkovski lors d’une intervention sur l’Apocalypse
en 1984, dans l’église Saint-James de Piccadilly (1): "L’Apocalypse est effrayante pour chacun pris
séparément, mais pour tous ensemble, elle contient un espoir. Et c’est en cela
que réside le sens de la Révélation."
Cependant
Jean n’a pas donné les clefs d’interprétation de cette Révélation. On peut voir
là une proximité avec le style du cinéaste russe, qui a toujours préféré à la
dramaturgie traditionnelle, la liaison poétique propice aux interprétations
multiples.
Dans son livre Le Temps scellé (1986), il cite
Goethe : « Plus l’œuvre est insaisissable, meilleure elle est. »
Ainsi ne force-t-il pas le spectateur du Sacrifice à adhérer à ses
convictions : assiste-t-on à un miracle ou au délire d’un vieil homme
angoissé ? Le réalisateur a souvent fait la distinction entre le
symbole, univoque, et l’image, équivoque. Dans sa conférence sur l’Apocalypse,
il dit : « Nous sommes habitués à ce que la révélation soit commentée, à
ce qu’on l’interprète. C’est justement ce que, de mon point de vue, il ne
convient pas de faire, parce que (…) dans l’Apocalypse, il n’y a pas de
symbole. C’est une image. »
En réalité, Tarkovski interprète tout de même l’Apocalypse.
Si l’on se réfère aux quatre niveaux de lecture (2) des Écritures définis
par saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique, le cinéaste se
concentre sur le sens moral, qui indique le comportement à avoir pour être
sauvé : « Et maintenant, je me pose une question : que dois-je
faire si j’ai lu la Révélation ? Il est tout à fait clair que je ne peux
plus être le même qu’avant (…) : sachant ce que j’ai appris, je suis obligé
de changer. »
Dans Le Sacrifice, l’annonce de la catastrophe
nucléaire produit des révélations personnelles chez certains personnages. Pour
Adelaïde, le choc entraîne une sorte d’illumination : elle revoit sa vie
avec lucidité et dit avoir « l’impression de sortir d’un rêve ».
La gouvernante Julia se révèle lorsqu’elle refuse, probablement pour
la première fois, d’obéir à un ordre d’Adelaïde : elle ne veut pas
réveiller l’enfant qui dort à l’étage, pour ne pas l’effrayer inutilement. Mais
c’est surtout sur le destin d’Alexander que la révélation opère :
« Cet
homme a compris que, pour se sauver, il est indispensable de
s’oublier soi-même, dit Tarkovski (3). Mon héros ne peut plus vivre
comme avant et il accomplit un acte, peut-être désespéré mais qui lui montre
qu’il est libre. De tels actes peuvent avoir une résonance absurde sur le plan
matériel, mais sur le plan spirituel ils sont magnifiques, car ils ouvrent la
voie d’une renaissance. »
La
prière adressée par Alexander à Dieu l’amène à prendre un engagement radical,
qui le décentre complètement de lui-même. Ses actes, qui semblent relever du
délire, inscrivent le personnage dans la mouvance spirituelle typiquement russe
des « fols en Christ ».
S’il
s’inspire plus que d’autres films du livre de la Bible, Le Sacrifice s’en écarte sur de nombreux plans, notamment sur la
conception du temps. L’Apocalypse,
c’est la révélation du sens de l’Histoire par sa fin. Le livre de Jean confirme
l’histoire chrétienne de l’humanité comme une aventure divino-humaine, avec un
commencement et une fin. Or, dans son dernier film, Tarkovski semble lorgner vers une autre compréhension du temps.
Il
y a d’abord, au début, les propos du facteur sur Nietzsche et « son fameux
éternel retour (…) Au fond, rien ne
change jamais ! C’est toujours le même désespoir et la même absurdité. »
Mais surtout,
Tarkovski introduit ensuite une autre idée, qu’il a longuement
mûrie dans son œuvre : celle de la réversibilité du temps. À la fin,
laissant tout derrière lui - sa maison en feu, ses proches et son fils qu’il
aime tant -, Alexandre monte de lui-même dans l’ambulance. Jusqu’où son acte
individuel a-t-il influé sur le destin collectif ? La catastrophe semble
avoir été effacée, mais pour combien de temps ? Seul Alexandre semble avoir
changé.
Cette
distorsion se retrouve de manière encore plus néo-paganique dans le personnage
de Maria : c’est par la fornication avec cette « sorcière »
qu’Alexandre sauve le monde. Il y a donc une référence antinomique à la Vierge
Marie et à son rôle éminent dans le projet divin : c’est elle qui viendra
vaincre définitivement Satan, le Corrupteur d’Eve.
Enfin,
le choix de rendre muet le fils d’Alexander pourrait avoir été inspiré d’une
réflexion sur la symbolique du chiffre 7, présent 40 fois dans l’Apocalypse. On comprend au début du film
que le garçon a subi une intervention chirurgicale à la gorge. Alexander
s’adresse longuement à lui dans des soliloques, notamment sur la mort, qui
soulignent son rapport ambigu à la parole, qu’il juge oiseuse. Mais le mutisme de l’enfant cache
peut-être aussi le lien paradoxal qui l’unit au vieil homme. Jamais nommé, Petit garçon - comme l’appellent tous les personnages - fait penser
à l’enfant de sept jours du logion 4
de l’évangile apocryphe de Thomas : « Jésus disait : Le vieillard
n’hésitera pas à interroger l’enfant de sept jours à propos du Lieu de la Vie,
et il vivra. Beaucoup de premiers se feront derniers et ils seront Un. » Selon
Jean-Yves Leloup, l’enfant
de sept jours représente l’initié, celui sur qui reposent les sept dons de
l’Esprit, et qui a réalisé en lui l’union des contraires (cf. le signe du Yin
et du Yang qui orne la robe de chambre d’Alexander lorsqu’il met le feu à sa
maison). C’est à l’âge de huit jours que le garçon est circoncis chez les juifs
et qu’il reçoit son nom. La circoncision
est ainsi un rite d’entrée dans le champ du langage et de la parole. L’enfant de sept jours, l’infans, représente l’esprit d’enfance
des saints.
C’est
au cours du montage du film que
Tarkovski a appris qu’il avait un cancer. Le
Sacrifice est son septième et dernier film. Dans sa jeunesse, à Moscou, lors
d’une séance de spiritisme, l’esprit de Boris Pasternak lui avait prédit qu’il en
réaliserait sept. « Seulement sept ? » s’était écrié le cinéaste - « Oui,
seulement. Mais des bons. »
(1) À l’occasion d’une
rétrospective de ses films à Londres.
(2) Les sens littéral,
moral, métaphorique et eschatologique.
(3) Entretien paru dans la
revue Positif, Paris, mai 1986.
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