Westworld est la dernière série à succès de la chaîne américaine
HBO, célèbre pour avoir produit certaines des meilleures séries des quinze
dernières années, des Sopranos à The Game of Thrones en passant par The Wire ou Rome. La diffusion de la saison 2 aux Etats-Unis est prévue au
printemps prochain.
Westworld est le nom d’un immense parc d’attraction qui plonge ses
1400 visiteurs quotidiens dans un environnement de Far West du XIXè siècle
peuplé d’androïdes. Chaque visiteur (appelé « invité ») y vit une
aventure censément singulière,
dont
le déroulement dépend de ses choix d’interaction avec les robots d’apparence
humaine (les « hôtes »), de la capacité d’improvisation de ces
derniers, et de scénarios prédéfinis.
En réalité, les riches qui s’offrent
ces aventures à 40 000 $ la journée se voient surtout proposer des histoires de
violence et de sexe. Ils savent qu’ils peuvent donner libre cours à leurs
instincts les plus bas - jusqu’au viol et au meurtre - sans risquer quoi que ce
soit, les robots étant notamment incapables de les tuer. Comme le dit Logan, le
fils d’un gros actionnaire du parc, ici tu peux « faire tout le mal que tu veux, sans craindre aucune
punition ».
Les androïdes endommagés sont
rapidement réparés et réintégrés, comme neufs, dans le parc. Tous sont
systématiquement réinitialisés à la fin de chaque boucle narrative, et ne
gardent aucun souvenir des évènements précédemment « vécus ».
Théoriquement.
L’intrigue commence avec l’apparition de bugs dans l’exécution de ces logiciels festifs : certains
androïdes présentent des comportements « aberrants », non conformes à
leur programmation.
Un de leurs concepteurs semble
leur avoir donné une capacité mémorielle, pour leur donner un peu de
profondeur, une sorte de subconscient. On ne sait pas au début si c’est l’un
des deux co-créateurs du parc – le Dr Ford (Anthony Hopkins) ou Arnold,
mort mystérieusement onze ans auparavant – ou encore le directeur de la
programmation des hôtes, Bernard.
Celui-ci examine ceux qui
semblent défectueux, comme Dolores, le personnage de gente damoiselle en détresse, qu’on pressent être une sorte d’Eve
d’une nouvelle espèce artificielle. Bernard semble fasciné par ces processus
mémoriels inexpliqués qui pourraient signaler un début de conscience, et il
veut voir comment cela évolue chez Dolorès. Il l’interroge donc dans les
bureaux de la société, et comme elle semble envahie par ses émotions, il lui
enjoint de « limiter son côté
émotionnel ». Instantanément,
elle s’exécute et répond de manière plus
analytique. Puis elle demande : « Est-ce
qu’il y a quelque chose qui cloche avec mes pensées ? - Non. - Je
crois qu’il y a quelque chose qui cloche dans ce monde. Quelque chose qui se
cache. Ou alors quelque chose qui cloche avec moi. Je perds peut-être la tête. »
Les investigations menées par
Bernard sur Dolorès restent inconnues de Theresa, la directrice des opérations
du parc. Et lorsque celle-ci veut retirer du parc 10% des hôtes parce qu’elle
pense que
leur dysfonctionnement vient d’un problème de mise à jour, le
scénariste Sizemore s’insurge : « Vous
vous foutez de ma gueule ?! Ça fait 200 hôtes dans une dizaine de
scénarios !
-
Les
visiteurs interrompent vos précieux scénarios pour tuer ou pour baiser,
non ?
-
Quand ILS
le veulent ! On vend une immersion totale dans une centaine
d’intrigues ! Une putain d’aventure de tous les instants ! Si on
enlève un personnage, l’histoire s’adapte, mais 200 à la fois ! C’est la
catastrophe ! On fait quoi !? »
Cette saison 1 fait côtoyer, et
parfois s’entremêler, deux univers relevant
de deux genres cinématographiques généralement incompatibles : le western
dans le parc, et la science-fiction dans les bureaux de la société de
production. Tout se passe exclusivement dans ces deux lieux qui se jouxtent.
Parfois, un ascenseur sort de terre dans la forêt du parc pour y déposer un
employé de la société.
Mais la plupart du temps, les
humains évoluent dans l’univers clos des bureaux et de l’usine 4.0 à robots,
éclairés exclusivement par des lumières artificielles.
Cet univers est une sorte de mise en abyme de la production de séries.
Le showrunner - l’auteur-producteur –
y chapeaute tout, même le travail des réalisateurs. Ici, c’est un peu la
position du Dr Ford, présenté comme un démiurge à la Dr Mabuse. D’ailleurs, les
énormes W qui ornent les décors des bureaux (et sont devenus une signature
graphique de la série) rappellent (à l’envers) le M du fameux personnage
manipulateur de la mini-série de Fritz Lang. Le Dr Ford se targue de « créer à partir du
chaos ». Il fait directement référence à Léonard
de Vinci, accusé de sorcellerie (pour ses travaux de dissection sur des cadavres).
On voit d’ailleurs souvent en arrière-plan se dérouler une étape du process de fabrication : rappelant
l’« Homme de Vitruve» du génie humaniste italien, des « squelettes »
de robots, bras et jambes écartés dans des cerceaux, sont trempés dans une
sorte de pâte laiteuse qui leur donnera une « peau » d’apparence
humaine. « Un jour, on pourra même
ressusciter les morts » dit le Dr Frankenstein fordisé[1]. « Faire sortir Lazare de sa grotte, vous
savez ce que ça veut dire ? Ça veut dire que c’est fini. On n’ira pas plus
loin ».
Le grand manitou manipulateur
ajoute aussi, avec une lucidité glaciale : « Quand on se prend pour Dieu, on connaît forcément le diable ». Ford
domine le monde factice qu’il a créé, mais il n’est que le plus abouti des
monstres du monde « réel », représenté exclusivement par la société
Delos, propriétaire et exploitante du parc ; un monde où règne la manipulation de tous par tous, actionnaires,
cadres et techniciens. Ainsi dans Westworld,
tous les personnages « humains » sont froids, très cérébraux,
intelligents mais peu sympathiques. « Qui
suis-je ? » demande Bernard dans un des derniers épisodes.
« Vous êtes l’instrument parfait,
lui répond Ford, l’associé idéal, l’outil
adapté à la main qui le manie (…) L’être humain, Bernard, est une gangrène
infecte et ignoble ».
Comme de nombreuses séries
actuelles, Westworld est une série conçue
avec brio mais qui présente une vision
noire de l’humanité. Pourquoi ? A travers la mise en abyme du
processus fictionnel hollywoodien, Ford fournit une piste de réponse, lorsqu’il
raconte à Theresa les débuts du projet : « On
avait des centaines de scénarios optimistes que tout le monde a dédaignés.
Arnold avait toujours une vision pessimiste de l’humanité. Il préférait les
hôtes. Il ne voulait pas de vous, les financiers. Je l’ai rassuré : vous
ne compreniez pas ce que vous achetiez. Ce n’est ni une entreprise ni un parc
d’attractions. Mais tout un univers. Nous avons tout conçu. Jusqu’au moindre
brin d’herbe. Ici nous étions des dieux. Et vous, vous n’étiez que nos invités. »
Derrière ces rapports de force
entre créateurs et gestionnaires du système capitaliste de l’entertainment, sourd la menace d’une révolte programmée des créatures.
Le père de Dolores, un des premiers robots à bugger, déclare : « Quand
nous naissons, nous pleurons de devoir participer à ce théâtre de fous. Un
père doit protéger sa fille. » Et les androïdes
« dysfonctionnels » de se transmettre cette phrase de Roméo et Juliette comme un funeste mantra :
« Les désirs violents ont des fins
violentes ».
Dénué de héros positifs, Westworld est plus déprimant, moins
jouissif que la série Game of Thrones[2]
par exemple. Heureusement que certains personnages secondaires, comme Henry, un
technicien Asio-Américain, apportent parfois quelques touches d’humour.
Par son dispositif formel - des
personnages plongées dans un contexte où les situations se répètent chaque jour
en boucles - Westworld est dans la
lignée de films comme Groundhog Day (Un jour sans fin, Harold Ramis, 1993) ou
The Truman Show (Peter Weir, 1998).
Mais, vingt ans plus tard, alors que les technologies de l’intelligence
artificielle commencent à envahir notre quotidien et représentent un enjeu
scientifique et éthique majeur, on a quitté le registre de la comédie. Le ton
est grave, d’une froide grandiloquence, et le récit truffé de références à de
grandes figures de la culture occidentale : de Dédale à Michel Ange, de William
Shakespeare à Lewis Carroll[3], de Frédéric
Chopin à Ennio Morricone, de Fritz Lang à Stanley Kubrick[4]. Et
lorsque le Dr Ford cherche des traces laissées par feu son associé Arnold dans
la mémoire de Dolorès, l’Eve transhumaniste, il évoque subtilement les
représentations médiévales du Jardin d’Eden, l’hortus conclusus, liées à la figure de la Sainte Vierge :
« Quelque part, sous toutes ces
mises à jour, Arnold est encore là, parfaitement préservé. Ton esprit est un
jardin clos. Même la mort ne peut toucher les fleurs qui y éclosent. »
Au-delà de ces effets de citations
parfois un peu lourdingues, Westworld
se distingue par son degré de complexité
narrative.
Il y a tout d’abord une manière
de divulguer l’information au compte-goutte et de titiller ainsi la curiosité
du spectateur. Jonathan Nolan, qui a co-créé la série avec son épouse Lisa Joy,
avait précédemment collaboré aux scénarios des films réalisés par son frère
Christopher, comme Memento (2000), Le Prestige (2006) ou Interstellar (2014) ; les deux
premiers s’étaient fait remarquer pour leur narration savamment enchevêtrée.
Comme souvent dans les séries, différents
arcs narratifs secondaires se déroulent parallèlement, mais dans Westworld ils évoluent en spirale, avec
de nombreux allers/retours temporels. Cette structure déroutante fait écho à la
figure du labyrinthe dans le parc, objet de la quête obsessionnelle d’un invité spécial, l’homme en noir (Ed Harris), un client
de la première heure du parc : « Je
veux savoir ce que tout cela signifie, dit-il. Les gens ne manquent de rien. Sauf d’une chose. Une raison d’être. Un
sens. Alors ils frissonnent de peur, de joie. Ils ont l’occasion de
s’affirmer.
Ils prennent une photo et ils rentrent chez eux. Moi je crois qu’il y a un sens
plus profond, caché derrière tout ça. Une chose que les créateurs du parc
voulaient exprimer. Une vérité. »
La complexité de Westworld vient surtout des différents niveaux de réalité vécus par
les personnages.
Il y a tout d’abord la réalité de
la société Delos et celle, « artificielle », du parc.
Ceci étant, même dans le parc, la
réalité diffère selon la présence ou non de visiteur dans la scène : lorsque
les androïdes sont entre eux, le style est dramatique, premier degré, comme
dans un western classique.
Mais la confusion principale est
générée par les visions incontrôlées des hôtes. Comme dit le Dr Ford, certains
peuvent se perdre dans leur mémoire. Ainsi le spectateur est-il souvent aussi
désorienté que Dolores, lorsque par exemple elle « sort » d’une scène
de carnage se déroulant dans le lieu même où elle se trouve en fait seule, face
à William, un visiteur amoureux : « Où
sommes-nous ? Quand sommes-nous ? Es-tu réel ? C’est comme si
j’étais prisonnière d’un rêve. »
En outre, deux effets contribuent
à brouiller encore davantage notre
perception.
Le premier est un truc de mise en
scène. Lorsque les androïdes au comportement étrange sont hypnotisés / interrogés
dans les locaux de Delos, on les « rendort » par un décompte à
l’issue duquel ils se réveillent dans une scène du parc. Comme s’ils avaient
été téléportés. Du moins, c’est l’impression que donne cette ellipse
systématique. Ensuite, ils revivent des bouts de scène que nous avons déjà vus,
mais avec des variations, de nouveaux éléments d’information. Autrement dit, on
met ici le spectateur dans la « peau » du robot plus ou moins
amnésique, et c’est déroutant.
Le deuxième effet est un truc de
scénariste : autant on peut comprendre les visiteurs balourds, ou même cyniques
et dénués de scrupules comme Logan, qui vivent les aventures du parc avec un
certain recul, comme immergés dans un spectacle vivant ; autant le comportement
de William, le collègue de Logan, est peu vraisemblable. Il semble oublier le
caractère artificiel des hôtes. C’est d’ailleurs le seul qui a un comportement
respectueux avec eux. Son attitude, qui se révèlera utile pour des raisons
scénaristiques, est troublante dans la mesure où il confond les niveaux de
réalité.
Westworld est une série très
cérébrale, qui nous interroge sur ce qui constitue notre humanité.
Les androïdes se révèlent souvent
plus humains que les visiteurs. Par exemple, lorsque Dolorès essaie de
convaincre William de vivre avec elle, elle dit : « Je sais que quelqu’un t’attend chez toi ».
Le « gentil » visiteur lui répond : « Tout cela semble tellement irréel. Avant je pensais que tout ça,
c’était histoire de flatter nos instincts les plus bas. Maintenant, je
comprends : il ne libère pas le pire en nous, mais il nous montre tel
qu’on est (…) Tu as déverrouillé quelque chose en moi. - Je ne suis pas une clé, je suis moi, lui
répond Dolorès : effectivement, elle est plus « humaine », moins
égocentrée que ce pseudo-chevalier servant, qui ne fait que l’utiliser.
Westworld aborde en particulier la question de la conscience. Dans un des derniers épisodes de la
saison 1, Bernard explique ce qui est en train d’advenir dans cet univers
dystopique : « Il y a connexion
entre mémoire et improvisation. De la répétition naît la variation. Après
d’innombrables cycles de répétition de comportements agréés, les androïdes
étaient au seuil d’un changement… » Et le Dr Ford raconte : « Arnold voulait créer la conscience. Il la
voyait comme une pyramide : mémoire, improvisation, intérêt personnel… et
au sommet, il ne savait pas, mais il avait sa petite idée. Il se fondait sur la
théorie de l’esprit bicaméral, l’idée que l’homme primitif prenait ses pensées
pour des voix divines. - Ça a été
réfuté, remarque Bernard. - Pour
comprendre l’esprit humain peut-être, mais pas pour construire une intelligence
artificielle. Arnold aurait donc inventé un dispositif où les robots entendent
une voix intérieure comme si c’était la leur.
Alors que je visionnais les
derniers épisodes de la première saison, je suis tombé sur deux articles de
Migros Magazine[5] (!) qui
montrent à quel point les sujets abordés par Westworld taraudent nos sociétés. Dans le premier, Olivier Voirol,
sociologue à l’Université de Lausanne, parle de l’application Tinder (1,5
million de rencontres « amoureuses » par jour) : « L’idéal de l’amour romantique suppose que
les gens se rencontrent de manière fortuite et que seuls
font foi les
sentiments personnels. Cet idéal exclut donc l’anticipation, le calcul, la
prédiction, comme aussi l’intervention d’instances extérieures (la
famille, le groupe social, la religion) ». Or le monde de Westworld n’est qu’anticipation, calcul,
algorithmes et manipulation. Heureusement, dans le deuxième article, Antoine
Geissbühler, professeur à la tête des services d’innovation, de cybersanté et
de télémédecine des HUG, déclare : « Recréer la conscience reste pour l’instant une limite
infranchissable. » ! Pour l’instant ?
Quoi qu’il en soit, « Nous voulions nous retrousser les
manches et y aller à fond, déclare Jonathan Nolan[6], en plongeant dans le prochain chapitre de
l'histoire humaine, où nous cessons d'être les protagonistes, et nos créations commencent à prendre le premier rôle. Nous sommes fascinés par (…) les progrès controversés
de l’intelligence artificielle et de la réalité virtuelle. L’expérience et le
réel deviennent potentiellement indiscernables. Mais nous continuons, en tant
qu’espèces, à nous laisser conduire vers le désastre. Voilà ce dont parle la
série. »
[1] Le fordisme est — au
sens premier du terme — un modèle d'organisation et de développement
d'entreprise développé et mis en œuvre en 1908 par Henry Ford (1863-1947)
fondateur de l'entreprise qui porte son nom, à l'occasion de la production d'un
nouveau modèle, la Ford T, et théorisé par Antonio Gramsci (1891-1937) –
Source : Wikipedia
[2] On reconnaît dans la musique de Ramin Djawadi les
accents de celle qu’il a composée pour la série médiéval-fantastique… Mais le
résultat est ici moins pertinent.
[3] Alice au pays
des merveilles est directement cité.
[4] Une scène de bacchanale dans le parc d’attraction
évoque Eyes Wide Shut.
[5] 25/09/2017
[6] In Entertainment Weekly, 28/06/2016.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire