La musique est présente au
cinéma dès ses débuts. Au plan formel, les deux arts ont en commun de
travailler sur le temps, le rythme. Quant aux sujets, la musique tient évidemment
une place centrale dans les films musicaux, les biographies de musiciens, mais
aussi dans certaines fictions et documentaires où elle est considérée comme un facteur
d’intégration sociale et de rencontre entre les cultures. Est-ce une idée
reçue ?
Le
documentaire D’une seule voix (2009) de
Xavier de Lauzanne permet d’aborder la question avec réalisme. C’est la
chronique d’un échec, et l’on sait les échecs riches d’enseignements.
Au
début, M. Labat de Rossi, producteur français de « musiques du monde », voyage en Israël et dans les territoires palestiniens pour convaincre des formations musicales de participer à une tournée en France.
« Qu’on vienne de Gaza, de
Jérusalem, ça ne compte pas. On est tous des musiciens réunis pour apporter ce
message aux gens : oui, si on peut chanter et vivre ensemble pendant une
tournée comme celle-là, il y a peut-être un espoir. L’espoir qu’un jour, on
sera tous capables de vivre ensemble. » Les frères ennemis réunis par l’amour
de la musique…
Il
embarque dans son projet utopique des chorales juives, chrétiennes, l’Ensemble
musical de Palestine, etc. Une centaine de musiciens partagent ainsi, quelques
semaines durant, la vie d’une tournée. Mais le fossé qui les sépare (conflit
politique, décalage de niveau de vie, barrière linguistique) ne sera pas comblé
pour autant. Le producteur a cru que cette idée consensuelle suffirait, il l’a « vendue »
à tous les participants (y compris diplomatiques) et a axé ses efforts sur l’organisation,
mais l’aspect évènementiel (l’ambition) a pris le pas sur l’humain (l’essentiel).
L’erreur
fondamentale ici est la croyance en la vertu irénique intrinsèque de LA musique.
Martin Luther écrivait que la musique « est un don de Dieu et non pas des
hommes ; aussi chasse-t-elle le démon et rend-elle joyeux. Avec elle, on
oublie la colère et tous les vices. »[1] Évidemment, le théologien n’avait pas
eu la joie « d’écouter » du thrash
metal, utilisé comme torture dans les centres de détention américains (thrash signifiant rouer de coups), ni du
doom-death ou du porno-grind ! Dans D’une
seule voix, la conséquence de cette erreur est que
chaque formation se produit séparément : les Israéliens et les
Palestiniens ne jouent pas ensemble. Des
groupes de musique, ça ne fait pas un
groupe. Et quand on sait que même les groupes issus d’une culture commune sont
souvent menacés d’implosion…
Par ailleurs, les genres musicaux sont les produits de
toutes sortes de cultures et de sous-cultures, y compris les plus rebelles, les
plus dissidentes. Aussi la musique ne peut-elle être comprise comme un facteur
d’intégration en soi, surtout que lorsqu’on
parle d’intégration, on sous-entend souvent « à une culture
dominante ». Dans D’une seule voix d’ailleurs,
un des ensembles vocaux, composé de seize jeunes filles (huit palestiniennes,
huit juives) chantent ensemble, en arabe, un air qui vient de la tradition
juive. Le chœur a été formé pour l’occasion… par une professeure israélienne de
musique, qui semble aveugle au biais qui entache son dispositif : « Nous, nous
chantons en arabe, et eux ils chantent notre culture dans leur langue. » Autrement dit, son projet participe de
l’expansion de la culture juive (sans compter qu’elle y a ajouté une gestuelle
traditionnelle juive). Elle quittera le navire quand il commencera à prendre l’eau
de la discorde politique entre certains participants. Un projet musical commun n’aurait-il
pas mieux favorisé la création de liens pacifiques, le temps du projet au moins ?
Importance de la pratique
C’est
la tentative que fait un violoniste avec des « sauvageons » de la
plus grande favela de São Paulo, dans
Le Professeur de violon (2015). Inspirée
d’une histoire vraie, cette fiction brésilienne de Sergio Machado veut montrer
que la musique peut combattre la violence et les inégalités, mais elle partage
avec le documentaire précité un fond bien-pensant et une réalisation lisse et
formatée. À force de vouloir trop embrasser (ici, trop de sous-intrigues), les
deux films finissent par mal étreindre (ils survolent leurs personnages).
Laerte
est un brillant violoniste (noir) qui rêve d’intégrer l’Orchestre symphonique
de São Paulo (OSSP). Mais lors d’une audition, il perd tous ses moyens et ne
sort aucune note. Il répond alors à une annonce d’une ONG locale et accepte, à
contrecœur, d’enseigner la musique classique à des adolescents du bidonville
Heliópolis. Confronté à l’indiscipline, à la violence et à l’ignorance
technique de ses élèves, il impose des règles, repère les doués et entraîne ces
jeunes dans un salutaire projet de concert. Le film se clôture sur des élèves
venus écouter leur professeur (devenu premier violon de l’OSSP) en concert,
dans une belle salle.
Ici, la musique classique constitue,
pour les démunis de la société brésilienne, une clé d’entrée à l’univers - au
moins culturel - des classes aisées. Mais Laerte leur a transmis plus qu’un
savoir théorique ou le goût de la grande musique : il leur a donné les
moyens de jouer eux-mêmes. Si de nombreux films créés autour de la musique mettent
en valeur l’apprentissage pratique, ce n’est pas seulement parce que les
scénarios ont besoin d’action et les personnages d’évolution, mais parce que
maîtriser un instrument de musique exige du travail, et que le travail est un
facteur d’intégration sociale. Pratiquer un instrument déplace l’attention,
canalise la volonté. Comme le crie une élève du Professeur de violon, pour couper net au chahut qui règne dans la
classe, ces cours lui permettent d’oublier ses soucis quotidiens, et elle y tient !
Effets
sur l’âme
Reste
que l’univers sur lequel se concentre le musicien est particulier. « Si la musique est la partie maîtresse de
l’éducation », écrit Platon dans
La République, « c’est parce que le rythme et l’harmonie sont
particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement.
» Et Madame de Staël de renchérir : « De
tous les beaux-arts, la musique est celui qui agit le plus immédiatement sur
l’âme. Les autres dirigent vers telle ou telle idée (…) Ce qu’on a dit de
la grâce divine qui tout à coup transforme les cœurs peut, humainement parlant,
s’appliquer à la puissance de la mélodie… » (Corinne ou l’Italie, 1807).
De
mélodie, il ne reste cependant plus grand-chose quand il s’agit de rap, cette
musique qui fait partie de l’environnement « naturel » des jeunes du Professeur de violon ou des
protagonistes de 8 Mile (2002), de
Curtis Hanson. Dans ce dernier film, qui se déroule dans la banlieue sinistrée
de Détroit, le rappeur Eminem joue son propre rôle. Jimmy est un adolescent blanc
déprimé, qui vit avec une mère défaillante (Kim Basinger) et travaille dans une
usine de tôles. La route 8 Mile le sépare du quartier noir où il aimerait faire
montre de ses talents de rappeur.
Comme
dans Le professeur de violon, le film commence par un échec
cinglant : lors d’une battle (un
duel de rappeurs en public), Jimmy est mis à quia. Et comme Laerte (et beaucoup
de musiciens), il continue de se battre avec les factures impayées (par sa
mère) et les doutes. À force de courage et grâce au soutien de ses amis, Jimmy,
que les rappeurs noirs surnomment Elvis
en référence ironique à un autre Blanc venu jadis jouer sur leurs
plates-bandes, va s’imposer et s’intégrer
au-delà de sa rue, puis bien au-delà de Detroit (mais le film se termine avant).
Le
talent glorifié ici relève plus de la joute oratoire que de l’art vocal et n’a
plus grand-chose à voir avec le chant tel que le concevait Luther : « …le
meilleur art et le meilleur exercice de tous. Il n’a rien de commun avec le
monde ; on ne le rencontre ni devant les juges, ni dans les controverses. »[2]
Des rencontres
Autre
rencontre avec une culture étrangère via la musique, celle du petit Max avec celle
des gens du voyage dans Swing (2002),
du réalisateur gitan Tony Gatlif. La situation de départ rappelle celle de 8 Mile. Le héros est dans une période de
flottement ; il passe les vacances d’été seul chez sa grand-mère et s’ennuie
un peu. Son environnement familial est déstructuré : père absent, mère
nomade qui l’emmène chaque année dans un pays différent. La rencontre advient
parce qu’il s’aventure dans une banlieue triste (de Strasbourg) pour y acheter
une guitare. C’est Swing, une petite Manouche, qui lui ouvre les portes de
sa communauté.
Le
blondinet prend alors des cours de guitare avec le
génial Miraldo, et découvre un mode de vie où la musique est prépondérante
et contribue au rapprochement avec les gadjé
(les non-Gitans). En témoigne cette scène où Miraldo et un ami juif
réveillent en pleine nuit Khaled pour chanter avec lui
(« Le Juif, le Manouche
! You are welcome, men ! Yallah ! ») ou celle où de jeunes alsaciennes blondes entonnent
avec leur mentor le bouleversant Chant de
la paix qui mêle traditions yiddish, arabe et manouche : « Remplis
chaque coupe qui se vide pour que les âmes se remplissent d’amour. Car le cœur
de celui qui n’a jamais été esclave de l’amour ne connaîtra jamais l’unicité
d’être Un. » Max va finalement
délaisser les cours de guitare et vivre une belle amourette avec Swing.
L’épatant
documentaire Benda Bilili !
(2010), de Renaud Barret et Florent de La Tullaye, nous fait vivre, sur
cinq ans, l’incroyable percée internationale d’un groupe de musiciens handicapés
congolais. Au départ, en 2004, on les voit écumer les rues misérables de
Kinshasa, la nuit, sur leurs fauteuils roulants de fortune, entourés d’enfants
des rues attirés par leur musique entraînante et leurs paroles
optimistes : « L’homme n’est jamais fini, il n’est jamais trop tard
dans la vie, chantent-ils en
souriant. Un jour, c’est sûr, on
réussira. »
Le
groupe suscite l’intérêt des réalisateurs français, venus dans la mégalopole
pour un autre projet. Ils le mettent en contact avec un producteur de musique,
qui
lui ouvre les portes d’un studio d’enregistrement local. Mais une nuit, un
incendie détruit le foyer pour handicapés où réside Ricky, le leader du groupe.
Il se retrouve à la rue avec sa femme et ses enfants… pour plusieurs années.
Lorsque les réalisateurs reviennent, ils constatent la confirmation des propos
de Luther : « Ceux qui savent chanter ne se livrent ni aux chagrins, ni à
la tristesse. Ils sont gais et chassent les soucis avec des chansons. »[3]
Les musiciens reprennent le travail d’enregistrement et leur premier disque
sort en 2009. Le succès est fulgurant. Pendant trois ans, ils donneront plus
de 300 concerts à travers le monde. Et en 2012, ils se sont produits
au Royal Albert Hall de Londres, durant les Jeux paralympiques.
Se faire s’entendre
C’est
aussi au Royal Albert Hall que se déroule l’émouvante scène finale des Virtuoses (1996). Cette fiction
britannique de Mak Herman raconte l’histoire d’une petite ville menacée par la
fermeture imminente des mines. L’attention est portée sur la fanfare des mineurs
dirigée d’une main de fer par Danny. Alors que les habitants sont dévastés, que
les couples explosent, Danny n’a qu’un objectif : la finale du championnat
national des fanfares
à l’Albert Hall. Rita morigène son mari Harry :
« Il y a dix ans, tu étais toujours prêt à te battre. Maintenant, tu fais
plus rien, à part souffler dans ta maudite trompette. - Ouais, mais au moins…
on nous écoute. » Finalement la fanfare décroche la coupe et Danny fait un
discours : « Le fait que nous ayons remporté ce trophée n’intéresse pas
grand monde. Par contre, si nous le refusons en public, comme nous allons le
faire maintenant, le pays entier va se tourner vers nous. De cette façon, je ne
parlerai pas pour rien. »
La
musique pour se faire entendre, pour s’entendre… pour se mettre à la recherche
d’un équilibre, d’une symphonie. Le mot grec symphoneo ne signifie-t-il pas « se mettre d’accord » ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire