«Au hasard Balthazar, c’est notre agitation, nos passions en
face d’une créature vivante qui est toute humilité, sainteté. En l’occurrence
c’est un âne. » (Robert Bresson)
Au hasard Balthazar est sorti il y a exactement 50 ans. A ma
connaissance, depuis lors, aucun autre film n’a abordé l’animalité avec un tel
art et une telle profondeur spirituelle.
Les films de Robert Bresson ont élevé le cinématographe au
niveau des arts qui les ont inspiré, comme le roman russe ou la grande musique.
Or Au hasard Balthazar est au centre et à l’acmé de cette œuvre : six
films le précèdent, six le suivent. Son septième opus, le seul qui n’ait pas de
substrat littéraire, est le plus original (par son sujet), le plus complexe
(par son récit), et paradoxalement à la fois le plus abstrait et le plus
émouvant.
Après Journal d’un curé de campagne (1951),
Bresson avait envisagé de raconter les « mémoires d’un âne » en
utilisant une voix intérieure. Abandonné et repris plusieurs fois, le projet
est finalement tourné en 1966, quatre ans après Procès de Jeanne d’Arc. Le
procédé de la voix intérieure est délaissé au profit d’une approche moins
anthropomorphique.
Un ânon tète sa mère, dans un pâturage de montagne. La main
d’une fillette le caresse. Son petit frère (Jacques) s’adresse à leur père
: « Donne-le nous : il nous le faut ». Puis Jacques baptise (1) l’ânon
devant son amie (Marie), leurs pères respectifs et divers témoins : « Balthazar,
reçois le sel de la sagesse. »
Marie et Jacques se roulent avec Balthazar dans la paille d’un fenil. Tendrement assis sur la même planche, ils font de la balançoire dans le jardin, en compagnie des sœurs de Jacques et de Balthazar. Sur un banc, Jacques grave son prénom et celui de Marie dans un cœur. Son père l’appelle. Sa famille est sur le départ. Sa sœur semble décédée à l’instant (!) «A l’année prochaine » dit Jacques à Marie. Ces premières scènes évoquent une certaine douceur de vivre menacée. Balthazar brait : il se fait fouetter. On le ferre. Il tire des charrues, des bûches. « Les années passent », ses pattes se transforment.
Un jour, la charrette de foin qu’il tire bascule dans une
pente. Libéré, Balthazar s’enfuit. On le poursuit. Il arrive à un portail
: Propriété à vendre. Il retrouve son ancienne écurie, et brait. Marie
(Anne Wiazemsky), 16 ans, le reconnaît, le caresse. Assise dans une carriole à
laquelle est attelé Balthazar, la jeune fille regarde son père descendre de son
tracteur. C’est l’instituteur du village, et il est fier d’avoir cultivé les
terres alentours. Sur la route, des loubards rejoignent la carriole en
mobylettes. Gérard, le chef de la bande, dit : « C’est chouette, un
âne. C’est rapide. C’est moderne ».
Marie et Jacques vont se revoir, mais leur relation va pâtir
de différents entre leurs parents. Marie délaisse Balthazar. Son père (dont
l’orgueil est source de litiges) vend cet « âne rétrograde et
ridicule » au boulanger, qui le confie à Gérard pour porter le pain.
Gérard est une sorte d’ange noir qui chante à la messe et fascine la
boulangère. Il va maltraiter le pauvre animal, et l’utiliser comme appât pour
séduire Marie et la souiller.
L’âne va ensuite passer dans les mains de maîtres
successifs, et en souffrir. Ses tribulations représentent le fil conducteur du
film, alors que s’entrelacent différentes histoires révélant les turpitudes des
personnages : notamment Arnold, un vagabond colérique qui, selon son
humeur éthylique, appelle l’âne « Satan » ou « camarade »
; ou encore un marchand de grains avare, cynique et jouisseur (l’écrivain
Pierre Klossowski, ci-contre). Tous deux s’acharnent sur la bête, le premier
quand il est soûl, le second avec une rage méthodique.
Une scène centrale irradie de sa force et de sa stupéfiante
singularité l’ensemble du film. Balthazar se retrouve dans la ménagerie d’un
cirque. Tirant de la paille, il est conduit par le licol de cage en cage :
il échange des regards avec un tigre (intense), un ours blanc (à l’étroit), un
chimpanzé (chaîne au cou), un éléphant (l’œil triste).
La prosodie du titre (2),
avec une assonance en « a », rappelle la démarche de l’âne. Entravé
ou bâté, tirant une carriole ou transportant divers faix, des reliques ou de la
contrebande, monté par Arnold ou par des touristes, faisant tourner la noria
d’un puits sous le soleil et le fouet claqué par le marchand assis, Balthazar
est toujours en marche, « soumis à cette perpétuelle errance sur
place, entraîné vers des destinations inutiles et soupirant après l’origine (3). »
L’andantino de la Sonate pour piano n°20 de Schubert exprime
le courage poignant de l’âne, cette patience dans l’adversité qui fait sa
grandeur et qui ressortit de la longanimité divine. Le leitmotiv revient
en contrepoint tout au long du film, depuis le générique, où il est
momentanément interrompu par des braiments déchirants, jusqu’à la mort de
Balthazar.
Celle-ci advient à l’issue d’une ultime virée nocturne où
l’âne porte des objets de contrebande sous les bastonnades de Gérard et les
coups de pied de son comparse. A l’aube, alors que les trafiquants ont pris la
fuite, Balthazar se retrouve seul, dans sa montagne natale. Son flanc saigne.
Il regarde monter un troupeau guidé par un berger.
Le voilà bientôt accroupi, entouré de moutons dont les
clochettes tintent dans le silence matutinal. Le long chemin de croix de sa vie
débouche sur ces images bucoliques, empreintes d’un lyrisme tendre et paisible.
Les chiens aboient : le troupeau s’écarte un peu, isolant l’âne moribond.
L’andantino reprend pour quelques mesures, plus tristes et douces que jamais,
accompagnant les derniers souffles de l’animal. Puis la musique s’arrête :
après avoir toujours été dans une relation oblative aux autres, Balthazar a
enfin trouvé le Repos. Avec Dieu, sans maître.
A travers l’animal figure de l’anima - l’âne-âme -, Au hasard
Balthazar a illustré cette invocation de Saint Augustin selon
laquelle "de quelque côté que se tourne l’âme de l’homme, et quoi
qu’elle recherche pour y trouver son repos, elle n’y trouve que des douleurs
jusqu’à ce qu’elle se repose en vous, quoique les choses qu’elle recherche hors
d’elle et hors de vous soient toutes belles, parce qu’elles sont vos créatures,
qui ne seraient rien du tout si elles n’avaient reçu de vous tout ce qu’elles
sont (…) parce que l’âme désirant naturellement de se reposer dans
ce qu’elle aime, il est impossible qu’elle se repose dans ces choses passagères
puisqu’elles n’ont point de substance, et qu’elles sont dans un flux et un
mouvement perpétuel…" (4)
Balthazar est-il un saint, comme le dit (cf photo
ci-contre) la femme de l’instituteur, avant la séquence finale ? C’est en tous
cas le seul personnage innocent. En lui, nul scandale, terme qui,
dans la Septante, est tiré d’un terme hébreu signifiant “obstacle”, “piège”, “pierre
d’achoppement”. Sans trébucher ni faire trébucher personne, Balthazar a marché
humblement vers les « verts pâturages » et les « eaux
paisibles » (5) de
ses origines.
Le génie de Bresson est de présenter une réalité fragmentée,
de trouer la continuité narrative avec des ellipses, de bousculer notre raison
avec des liaisons par contradiction (une chose est dite, et, au plan suivant,
infirmée par la réalité). Se déploient ainsi une mosaïque d’instants, souvent
violents, toujours intenses, qui nous laissent un peu hébétés, perdus
quant à leur cause ou leur cohérence, incapable de les réfléchir. Bresson
éveille notre attention et nous trimbale. Dès lors « le chemin de croix de
Balthazar finit bien par se présenter « au hasard », dans la mesure même où nous
épousons subrepticement le point de vue de l’animal (…) En cela, Bresson aura
accompli à la lettre son idée d’une autobiographie animale, sans jamais passer
par le discours… (8)»
(1) « Je
voulais donner à mon âne un nom biblique », dit Bresson. « J’ai
donc donné le nom d’un des rois mages. »
(2) C’est
la devise des anciens comtes de Baux, descendants présumés du roi mage
Balthazar.
(3) Noël
Herpe, « Le regard de l’âne », Acta fabula, vol. 14, n° 8, « 1966,
annus mirabilis », Novembre-Décembre 2013.
(4) « Les
Confessions »
(5) Psaume
23.
(6) Du
grec marturos, témoin.
(7) N.
Herpe, ibid.
(8) N. Herpe, ibid.
(8) N. Herpe, ibid.









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