Frederick Wiseman est un des mes
documentaristes préférés. Alors qu’aujourd’hui les diffuseurs demandent
pratiquement un scénario dialogué avant de s’engager sur un documentaire, le
réalisateur octogénaire continue à se lancer dans ses tournages comme un
perpétuel étudiant. Pendant des mois, il s’immerge - souvent au sein d’une
institution américaine - et se fait oublier. Aucune interview, aucun
commentaire, aucune musique additionnelle, aucune durée standard (tout dépend
de la complexité du sujet). Le travail d’écriture se fait au montage. Pour At
Berkeley, son 40è documentaire, Wiseman n’a gardé qu’une minute par heure de rushes. Il dure pourtant plus de 4
heures !
Ce n’est pas de trop, ne
serait-ce que pour prendre la mesure de ce qu’est un campus de grande université
américaine : une mini-ville. L’essentiel du film se passe cependant en
intérieur. En cohérence avec l’identité de cette institution, berceau du Free
Speech Movement en 1964-1965 qui inspira le mouvement de contestation dans le
monde entier, At Berkeley restitue, dans la longueur, les échanges entre
élèves, professeurs, administrateurs, employés, lors de réunions de travail, de
cours, de cérémonies, de débats, de séances d’information, de soirées de clubs…
Nombre de discussions sont liées
aux conséquences du désengagement de l’Etat de Californie : seul 16% du
budget de la meilleure des universités publiques américaines est actuellement
financé par les fonds publics. Comment maintenir l’excellence académique et
garder des professeurs à qui les universités privées proposent des salaires
deux fois plus élevés ? Comment préserver la diversité sociale et ethnique
des étudiants quand on est obligé d’augmenter les frais d’inscription ?
L’âge d’or de cette université –
quand elle était gratuite et que ses étudiants contestataires étaient
convaincus et convaincants - semble bien révolu. Avec détermination, les
néo-libéraux ont attaqué ce qu’ils ont toujours considéré comme un bastion du
gauchisme. Le film montre comment un certain état d’esprit libertaire qui règne
encore dans le corps enseignant est mis à mal par les « réformes
structurelles ». Pour réduire les coûts, Berkeley a introduit dans son
fonctionnement les principes de la « gouvernance d’entreprise ». Les
liens humains informels sont remplacés par des process formalisés, afin que les gestionnaires disposent de leviers
plus efficaces. Difficile dans ces conditions de faire émerger de nouvelles
voix appelant à un autre monde possible.
D’ailleurs, à la sortie, le niveau de rémunération constitue désormais le
premier critère de choix professionnel pour les diplômés, souvent lourdement endettés.
La Cour de Babel est un autre
documentaire sur le monde de l’éducation, mais cette fois cela se passe dans un
collège parisien, au sein d’une classe spéciale destinée aux étrangers non
francophones nouvellement arrivés en France. Ce type de classe, qualifiée
« d’accueil », axe les efforts d’apprentissage sur le français et
doit permettre aux élèves de rejoindre dès que possible les classes normales
correspondant à leur âge.
Dans La Cour de Babel, la classe en
question accueille 24 élèves ayant entre 11 et 15 ans, issus de 22 pays, de la
Chine à l’Irlande en passant par le Sri Lanka, la Lybie, le Brésil ou
l’Ukraine ! Beaucoup appartiennent à des familles déchirées, en demande
d’asile. Tous ont mis leur espoir dans l’accomplissement d’une bonne scolarité
en France[1]. Il
y a par exemple un Serbe juif dont la famille était persécutée par des groupes
néo-nazis ; une Guinéenne, qui a fui son pays avec la complicité d’une
tante pour ne pas avoir à subir l’excision ; une Sénégalaise, musulmane
convertie, comme sa mère, au christianisme tendance évangélique, et qui avoue ne
plus savoir à quel dieu se fier.
La réalisatrice Julie Bertucelli,
dont le dernier film de fiction était L’Arbre, a elle aussi
adopté un dispositif d’immersion prolongée (une année scolaire), sans recourir
aux interviews. Mais ses choix sont moins radicaux que ceux de son confrère
américain : elle sort sa caméra de la classe pour deux séquences à la fin,
ponctue ses séquences de quelques notes de musique, et respecte la norme de
durée.
Le résultat est moins riche qu’At
Berkeley en terme de découvertes, mais plus émouvant. J’ai ri et versé une
larme avec ces adolescents qui ne sont pas sortis de l’âge tendre et qui,
malgré la difficulté de leur parcours (ou à cause de ?), ne sont pas
encore totalement inhibés dans l’expression de leurs émotions, ni pervertis par
le cynisme ambiant. Cette année transitoire dans cette classe-sas est
importante pour chacun. Elle se termine par le passage, en banlieue parisienne,
d’un examen de français sanctionné par un diplôme ; et aussi par
l’obtention d’un prix dans un festival à Chartres, pour un film réalisé ensemble
en classe. Lorsque vient le moment de se quitter, tous sont émus, y compris
l’enseignante qui les a cornaqués avec une sollicitude toute maternelle. La
voix tremblante, elle leur confie que l’année suivante, elle sera inspectrice
d’académie, et qu’elle n’oubliera pas ses « derniers élèves ».
[1]
La plupart ont
apparemment été scolarisés dans leur pays d’origine, ce qui n’est pas le cas dans
la majorité des classes d’accueil, où la prise en charge des élèves est, de
fait, beaucoup plus compliquée.
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