En sortant du cinéma, encore ému
par Timbuktu (Le chagrin des oiseaux),
j’entends à la radio que l’armée française au Mali a tué le chef d’un groupe djihadiste. Le film d’Abderrahmane Sissako, cinéaste mauritanien élevé au Mali et vivant à Paris, s’inspire
d’évènements datant d’il y a deux ans, lorsqu’une coalition de groupes
salafistes terrorisait le nord du Mali. Un jour, alors que l’actualité mondiale
se focalisait sur la présentation d’un nouvel Iphone, est apparue sur internet
une vidéo où un couple malien se faisait lapider pour avoir eu des enfants sans
être mariés devant Dieu. De l’indignation éprouvée par le réalisateur ce jour-là
est né ce film d’une grande dignité, traitant d’une actualité brûlante avec
distance, talent et humanité. « Il
n’y a pas un seul barbu dans le film. Je ne veux pas m’engouffrer dans les
clichés ni évoquer la violence de façon spectaculaire », dit Sissako,
l’un des rares cinéastes d'Afrique Noire à avoir une notoriété internationale.
Timbuktu montre comment un groupe de fanatiques armés impose la charia aux habitants de « la perle
du désert ». Dans cette ville classée par l'UNESCO au
patrimoine mondial de l'humanité, les islamistes commencent par tirer sur les
statues. Puis ils sillonnent les rues en édictant leurs règles ineptes par
mégaphones : cigarettes, musique et ballons sont interdits, ainsi que « rester devant les maisons à faire
n’importe quoi » ; voiles, chaussettes et gants sont obligatoires
pour les femmes. Les patrouilles pourchassant nuit et jour toute conduite
déviante paraissent d’autant plus grotesques que Tombouctou semble un village.
Sissako filme à hauteur d’homme et fait ressortir la complexité, les
contradictions et les ridicules de ces djihadistes d’origines disparates :
un ex-rappeur belge balbutie sans conviction son texte pour une vidéo de
propagande ; un Français fume en cachette et convoite une femme mariée ; un
Lybien pontifie « Tu ne peux aller
contre ton destin » à celui qu’il vient de condamner à mort. Ils
parlent foot comme au bistro, écoutent l’imam local (quoique sans l’entendre),
ont des petits gestes de compassion (avant de commettre un acte cruel). Les
habitants leur résistent comme ils peuvent : une femme, condamnée à 40
coups de fouet pour avoir chanté chez elle, reprend son chant sous les coups ;
des jeunes organisent des matchs de foot sans ballon ; et dans le désert
environnant, un couple de Touaregs est resté alors que tous leurs voisins ont
fui. Ils vivent paisiblement avec leur fille et un petit berger, jusqu’à ce que
leur dignité et leur grâce se brisent, dans leur éclatante beauté, contre la
barbarie.
Mr. Turner retrace les 25 dernières années de la vie du peintre britannique
considéré comme un précurseur de l’impressionnisme et connu pour ses marines. Timothy
Spall[1]
campe un artiste sensible mais bourru, communiquant par grognements, entre
l’ours mal léché et le bouledogue dyspnéique. Son pas est lourd, son souffle
court, mais son esprit est affûté et son œil visionnaire. Si vous avez été
impressionné par les films rugueux de Mike Leigh[2],
Mr. Turner risque de vous
décevoir : c’est le plus académique, le plus patiné, le moins fort des
films du grand réalisateur anglais de 71 ans. On retrouve néanmoins son goût
pour les personnages à la sensibilité à fleur de peau et comme sous pression
intérieure, les marginaux à la gestuelle singulière, les présences fortes
absentes au monde ordinaire (Turner, en compagnie, peut être vif, direct,
ou dans ses pensées, mélancolique). Mais alors que le génie du romantisme est
présenté comme obsédé par sa création, il n’est pratiquement pas montré au
travail. On le voit affectueux avec son père, qu’il a comme assistant ; brut
avec sa dévouée gouvernante, qu’il trousse à l’occasion ; fuyant avec la
femme et les enfants qu’il a abandonnés ; à l’aise avec la propriétaire
d’une pension en bord de mer, avec qui il finit sa vie.
C’est à travers son regard que
l’on découvre l’Angleterre géorgienne de la première moitié du XIXè siècle : un
regard tantôt distancié, sur l’aristocratie, ou sur l’Académie Royale (dont il est
membre titulaire depuis l’âge de 27 ans) ; tantôt triste, sur les
jeunes filles en particulier… mais on ne comprend pas ce qui embrume ce regard,
et ce qui meut le peintre de la lumière :
il a 50 ans au début du film, et ses blessures passées (la mort de sa sœur, la
folie de sa mère) sont à peine évoquées.
Le processus de création a
quelque chose de mystérieux, et en tant que spectateur, il est toujours agréable
de se rapprocher d’un peintre qu’on aime. Cependant le projet de Mike Leigh
m’échappe : son film n’est ni vraiment biographique, ni très personnel. L’écart
entre ce qu’un peintre voit et ce qu’il produit constitue par exemple un espace
d’investigation privilégié pour un cinéaste ; or le travail à ce niveau
reste très en surface, avec des paysages platement rendus.
Ceci dit, dans une scène très
amusante, un jeune peintre rabat le caquet de John Ruskin - le critique d’art
qui portait Turner aux nues, et qui est présenté ici en précieux ridicule -, en
lui rappelant l’abîme qui sépare l’expérience de l’artiste de celle du critique.
Indeed! Dont acte !
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