Ce mois-ci, j’ai choisi d’aller
voir les derniers films de deux
figures du cinéma mondial : le Franco-suisse Jean-Luc Godard (84 ans) et
l’Anglais John Boorman (81 ans). Quand « dernier » signifie aussi
« ultime », il est difficile pour le chroniqueur d’éviter la
diachronie.
Disons simplement que Queen and Country est un film
autobiographique de Boorman, réalisateur de grands films comme Delivrance (1972) ou The General (1998). En 1952, Bill Rohan a
terminé sa scolarité (chez les Pères Jésuites !). Il vit avec sa famille
sur la petite île du Pharaon, à une heure de Londres : lieu magique, au
bord de la Tamise, où sa mère est venue se réfugier en 1943, lorsque le Blitz a
détruit leur foyer. On y accède par barque, sous de majestueux saules
pleureurs. Les équipes des studios de cinéma de Shepperton viennent y tourner
des scènes aquatiques. Bill, qui doit deux années de service militaire à son
pays, quitte cet Eden et se retrouve dans un camp d’entraînement pour soldats
anglais en partance pour la Corée. Il sympathise immédiatement avec Percy,
cinéphile comme lui. Nommés instructeurs, les deux copains sont supposés
enseigner la dactylo aux recrues, sous la surveillance d’un sergent-major
psychorigide. Le récit se focalise sur les rapports conflictuels des deux
sous-officiers avec leurs supérieurs, leurs blagues avec les bidasses, leurs
combines avec le planqué du régiment,
leurs retrouvailles familiales pendant les permissions, et leurs flirts lors
des sorties.
À un concert, Bill tombe amoureux d’une nuque. « Oublie l’impossible, prend ce qu’il y
a à prendre », lui chuchote Percy en lorgnant deux infirmières qui
minaudent. Mais Bill n’oublie pas l’impossible : poursuivant la nuque, il
découvre une aristocrate de 24 ans, dépressive, qui vit une histoire malheureuse
avec son tuteur à Oxford, où elle étudie la philosophie. « Je te sauverai », lui déclare le puceau. Mais elle dit préférer être enlevée,
capturée, plutôt que céder à la gentillesse.
Bill/John épousera une infirmière… « et
j'ai toujours songé à l’autre », confie aujourd’hui Boorman. Souvenirs
d’amours… et de trahisons amicales et familiales : comme le racontait
en 1987 un autre film autobiographique, Hope
and Glory, lorsque Bill/John avait 9 ans, sa mère eut une liaison alors que
son père était au front. «La trahison est
liée à ma culpabilité enfantine face à cette liaison. La taire ou la dire
me faisait également traître. » Queen and Country est un film tendre
et léger, mais parfois un peu lâche au niveau du scénario et de la direction
d’acteurs (Caleb Landry Jones, qui joue Percy, en fait trop en « chien
fou »). Un film d’adieu en mode mineur.
Adulé depuis un demi-siècle, God Art, le trublion de l’audiovisuel,
m’a toujours paru enfermé dans une posture devenue imposture. J’ai pourtant été
médusé par son Adieu au langage. Le
vieux briscard s’amuse avec l’image et le son comme un gamin surdoué. De la 3D,
il fait un usage inédit, le plus pertinent à ce jour. Comment ne pas souscrire à
sa remarque malicieuse : « Regardez
ce prix donné à Cannes, à moi et à Xavier Dolan[1]
que je ne connais pas. Ils ont réuni un vieux metteur en scène qui fait un
jeune film avec un jeune metteur en scène qui fait un film ancien. »
Adieu au langage a été tourné chez Godard à Rolle et au bord du lac
Léman à Nyon, avec deux Iphones, deux techniciens, un banc sous un arbre, un
chien, une forêt… Pour capter notre attention, l’adepte de la contradiction
systématique manie avec art la rupture. Quelques mesures du deuxième mouvement
de la 7ème symphonie de Beethoven apportent parfois un souffle
tragique au collage d’extraits de films, d’archives historiques, de bricolages
théâtraux. Deux couples alternent et se confondent au fil des scènes, mais on
ne s’intéresse pas plus aux protagonistes que le cinéaste. C’est la poésie, la
beauté et l’originalité des images et des sons (le langage ?), qui fascine.
A quoi sert la fiction, si ce n’est à redire le monde ? Parfois, dans le texte confus composé d’un patchwork de
citations (Darwin, Saint Just, Beckett, Sartre, Badiou…), quelque chose
résonne. « Commençons par le
commencement. L’expérience intérieure est désormais interdite par la société en
général et par le spectacle en particulier ».[2]
« Adieu, adieu. Je ne veux pas vous quitter. Je ne peux pas vous
reprendre. Je ne veux rien, rien. J’ai les genoux par terre et les reins
brisés.[3] »
« Vous me dégoûtez tous avec votre
bonheur. La vie qu’il faut aimer coûte que coûte. Moi je suis là pour autre
chose. Je suis là pour vous dire non et pour mourir.[4]»
Pour Godard, si « le face-à-face
invente le langage », sa disparition, avec les technologies
numériques, anéantit la parole. Il évoque les analyses visionnaires de Jacques
Ellul sur la société technicienne, sans citer cette déclaration de 1981 : « C’est avec l’appui de la révélation
du Dieu biblique que l’homme peut retrouver une lucidité, un courage et une
espérance qui lui permettent d’intervenir sur la technique. Sans cela, il ne
peut que se laisser aller au désespoir. » Adieu au langage s'achève
sur des aboiements, des vagissements… et un indistinct «Malbrough s’en va-t-en guerre. Ne sait quand reviendra ».
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