Ma mère va encore se
plaindre : « Encore un film
« arty » (elle dira plutôt « intellectuel ») qui ne passe même pas sur nos écrans
genevois ». J’avoue que La Sirga, la seule sortie à
Paris qui m’ait attiré cette semaine, n’était diffusée ici que dans deux
salles. Il est vrai qu’on est aussi curieusement dans la lignée de ma dernière
chronique : un premier film, colombien[1],
sans musique, avec des personnages taiseux en prise avec une nature imposante
et magnifique. Mais j’espère vraiment donner envie de le voir, si ce n’est aujourd’hui
en salle, du moins demain à la télévision. Car ce film de William Vega, présenté
à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes il y a un an, est impressionnant de
maîtrise, d’une grande beauté plastique et nous entraîne lentement dans un
univers imprégné d’une sourde tension.
Après la destruction criminelle de
son village, la jeune Alicia vient chercher refuge chez son oncle Oscar, la
seule famille qui lui reste. Oscar est un célibataire bourru qui vit au bord
d’un grand lac des Andes. Il n’exprime aucune compassion pour cette nièce qu’il
connaît mal, mais il l’accueille pour une nuit. Alicia s’accroche, et se fait
peu à peu accepter par son hôte mutique et son employée revêche en travaillant
dur à la restauration de La Sirga, l’auberge délabrée d’Oscar. Elle se retrouve
malgré elle objet du désir de trois hommes : un jeune passeur qui la
courtise la journée ; Oscar, qui la reluque le soir ; et le fils
d’Oscar, qui réapparaît un jour, le bras blessé…
La Sirga représente pour Alicia
une étape dans sa résilience, le projet de reconstruire sa vie dans un lieu
sûr. Dans son film contemplatif, Vega nous maintient en alerte : tout
passe par le non-dit, la suggestion. Le premier plan, un homme empalé, dans la
nature, suffit à hanter tout le film. Le danger plane constamment, comme les
orages. En suivant une jeune rescapée qui retape une ruine pour en faire une
auberge accueillante, ornée de fleurs et de rideaux, Vega dessine en creux une
violence masculine qui lui est étrangère. « Mon
histoire est assez proche de celle d’Alicia » dit l’actrice Joghis
Seudin Arias. « C’est une histoire
assez banale, beaucoup de jeunes femmes en Colombie vivent la même chose »
Le film est, selon Vega lui-même, « une
métaphore d’un pays qui recèle de grandes beautés géographiques et ethnographiques,
mais où la peur est vraiment ancrée. Beaucoup de personnes subissent cette peur
sans rien donner à voir ».
Effectivement, les personnages
expriment peu, mais restent humains. Il n’y a pas de résolution simplifiée de
leurs relations ambigües, et cela participe de la tension dramatique.
L’admirable travail sur les sons
aqueux décale l’atmosphère lacustre hors du réel, vers le conte… Le bruit des
pieds qui s’enfoncent dans la vase (« mud » en anglais) nous emmène
vers d’autres berges…
… celles de Mud de Jeff
Nichols ; Sur les rives du Mississippi, comme le signale le titre
français. Plus exactement en Arkansas, l’Etat dont est originaire le
réalisateur.
Ellis (Tye Sheridan, très bien), 14
ans, s’échappe un soir de la péniche où ses parents se disputent. Avec son
copain Neckbone, il part en bateau à moteur, en quête d’une épave échouée sur
une île. Là, ils rencontrent un homme dont les bottes laissent des empreintes
en forme de croix. C’est Mud (Matthew MacConaughey). Il est armé, musclé,
bronzé, tatoué, et dit avoir rendez-vous sur cette île avec sa fiancée (Reese
Witherspoon) qu’il n’a jamais cessé d’aimer depuis le jour où, gamin, elle l’a
sauvé d’une morsure de serpent. Ellis est touché par cette histoire d’amour
romanesque. Neckbone est plus méfiant. Jour après jour, en ravitaillant
secrètement Mud, terré sur son île, les adolescents vont entrer dans son monde :
celui, compliqué, d’un marginal à la dérive, d’un fugitif recherché par la police
et des chasseurs de prime.
Mud est de facture beaucoup plus
classique que le film précédent de Jeff Nichols, le surprenant et contemplatif Take
Shelter, sur l’angoisse de fin du monde. Mud est un thriller qui dégage une
certaine douceur : son récit se développe au rythme paisible du fleuve. Le
point de vue étant celui des gamins, le scénario nous tient en haleine par
l’éclaircissement progressif du mystère qui entoure Mud.
« Mark Twain est depuis toujours l'un de mes écrivains préférés »,
dit Nichols, qui a fait lire à ses jeunes
comédiens les Aventures de Huckleberry Finn. « Mud parle d’initiation et de masculinité. Je voulais faire
un film sur un cœur brisé et un amour fou non réciproque. Quand j’ai vécu ça,
j’avais l’âge d’Ellis… » Ellis, dont le père est un peu falot, trouve
en Mud un modèle d’identification ; mais il va se confronter à la réalité
cruelle, au mensonge et à la désillusion. Le film n’en demeure pas moins
résolument positif : à l’heure du tout-cynique, Nichols propose des
personnages qui veulent croire (en l’autre, en l’amour…) ; trois
générations d’hommes (Sam Shepard joue la figure paternelle de Mud) au bord du
« père des eaux » (le nom donné au Mississipi par les Indiens), dans
une histoire qui permet à chacun de s’extraire de situations où il était enlisé.
Jeff Nichols avait écrit ce film
il y a dix ans déjà pour Matthew MacConaughey. Avec Mud[2],
le beau gosse viril et charismatique confirme sa place parmi les meilleurs
comédiens de sa génération.
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