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mercredi 28 septembre 2016

Mai 2013 : "La Sirga" de William Vega / "Mud" de Jeff Nichols

Ma mère va encore se plaindre : « Encore un film « arty » (elle dira plutôt « intellectuel ») qui ne passe même pas sur nos écrans genevois ». J’avoue que La Sirga, la seule sortie à Paris qui m’ait attiré cette semaine, n’était diffusée ici que dans deux salles. Il est vrai qu’on est aussi curieusement dans la lignée de ma dernière chronique : un premier film, colombien[1], sans musique, avec des personnages taiseux en prise avec une nature imposante et magnifique. Mais j’espère vraiment donner envie de le voir, si ce n’est aujourd’hui en salle, du moins demain à la télévision. Car ce film de William Vega, présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes il y a un an, est impressionnant de maîtrise, d’une grande beauté plastique et nous entraîne lentement dans un univers imprégné d’une sourde tension.
Après la destruction criminelle de son village, la jeune Alicia vient chercher refuge chez son oncle Oscar, la seule famille qui lui reste. Oscar est un célibataire bourru qui vit au bord d’un grand lac des Andes. Il n’exprime aucune compassion pour cette nièce qu’il connaît mal, mais il l’accueille pour une nuit. Alicia s’accroche, et se fait peu à peu accepter par son hôte mutique et son employée revêche en travaillant dur à la restauration de La Sirga, l’auberge délabrée d’Oscar. Elle se retrouve malgré elle objet du désir de trois hommes : un jeune passeur qui la courtise la journée ; Oscar, qui la reluque le soir ;  et le fils d’Oscar, qui réapparaît un jour, le bras blessé…
La Sirga représente pour Alicia une étape dans sa résilience, le projet de reconstruire sa vie dans un lieu sûr. Dans son film contemplatif, Vega nous maintient en alerte : tout passe par le non-dit, la suggestion. Le premier plan, un homme empalé, dans la nature, suffit à hanter tout le film. Le danger plane constamment, comme les orages. En suivant une jeune rescapée qui retape une ruine pour en faire une auberge accueillante, ornée de fleurs et de rideaux, Vega dessine en creux une violence masculine qui lui est étrangère. « Mon histoire est assez proche de celle d’Alicia » dit l’actrice Joghis Seudin Arias. « C’est une histoire assez banale, beaucoup de jeunes femmes en Colombie vivent la même chose » Le film est, selon Vega lui-même, « une métaphore d’un pays qui recèle de grandes beautés géographiques et ethnographiques, mais où la peur est vraiment ancrée. Beaucoup de personnes subissent cette peur sans rien donner à voir ».
Effectivement, les personnages expriment peu, mais restent humains. Il n’y a pas de résolution simplifiée de leurs relations ambigües, et cela participe de la tension dramatique.
L’admirable travail sur les sons aqueux décale l’atmosphère lacustre hors du réel, vers le conte… Le bruit des pieds qui s’enfoncent dans la vase (« mud » en anglais) nous emmène vers d’autres berges…

… celles de Mud de Jeff Nichols ; Sur les rives du Mississippi, comme le signale le titre français. Plus exactement en Arkansas, l’Etat dont est originaire le réalisateur.
Ellis (Tye Sheridan, très bien), 14 ans, s’échappe un soir de la péniche où ses parents se disputent. Avec son copain Neckbone, il part en bateau à moteur, en quête d’une épave échouée sur une île. Là, ils rencontrent un homme dont les bottes laissent des empreintes en forme de croix. C’est Mud (Matthew MacConaughey). Il est armé, musclé, bronzé, tatoué, et dit avoir rendez-vous sur cette île avec sa fiancée (Reese Witherspoon) qu’il n’a jamais cessé d’aimer depuis le jour où, gamin, elle l’a sauvé d’une morsure de serpent. Ellis est touché par cette histoire d’amour romanesque. Neckbone est plus méfiant. Jour après jour, en ravitaillant secrètement Mud, terré sur son île, les adolescents vont entrer dans son monde : celui, compliqué, d’un marginal à la dérive, d’un fugitif recherché par la police et des chasseurs de prime.
Mud est de facture beaucoup plus classique que le film précédent de Jeff Nichols, le surprenant et contemplatif Take Shelter, sur l’angoisse de fin du monde. Mud est un thriller qui dégage une certaine douceur : son récit se développe au rythme paisible du fleuve. Le point de vue étant celui des gamins, le scénario nous tient en haleine par l’éclaircissement progressif du mystère qui entoure Mud.
« Mark Twain est depuis toujours l'un de mes écrivains préférés », dit Nichols, qui a fait lire à ses jeunes comédiens les Aventures de Huckleberry Finn. « Mud parle d’initiation et de masculinité. Je voulais faire un film sur un cœur brisé et un amour fou non réciproque. Quand j’ai vécu ça, j’avais l’âge d’Ellis… » Ellis, dont le père est un peu falot, trouve en Mud un modèle d’identification ; mais il va se confronter à la réalité cruelle, au mensonge et à la désillusion. Le film n’en demeure pas moins résolument positif : à l’heure du tout-cynique, Nichols propose des personnages qui veulent croire (en l’autre, en l’amour…) ; trois générations d’hommes (Sam Shepard joue la figure paternelle de Mud) au bord du « père des eaux » (le nom donné au Mississipi par les Indiens), dans une histoire qui permet à chacun de s’extraire de situations où il était enlisé.
Jeff Nichols avait écrit ce film il y a dix ans déjà pour Matthew MacConaughey. Avec Mud[2], le beau gosse viril et charismatique confirme sa place parmi les meilleurs comédiens de sa génération.



[1] Cofinancé par la France
[2] Et les deux films retenus pour la chronique de décembre dernier.

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