Dans les romans, sur scène ou sur
les écrans, le bonheur semble n’être présent qu’en perspective (jusqu’au
« happy end ») ou en creux. Peu de films en font la matière même de
leur sujet.
D’abord parce que faire un film à
Hollywood, c’est raconter une histoire ; et pas d’histoire sans histoires,
pas d’intrigue sans conflits, pas de drame sans drames.
Ensuite le bonheur est un état
intérieur. S’il intéresse le cinéma, art du mouvement, c’est éventuellement
pour le parcours qui y mène.
Enfin le mot
« bonheur » renvoie à la chance, à la bonne fortune. En anglais, happiness, c’est l’effet de ce qui
arrive, what happens… On est dans la
passivité, la soumission au destin.
Pour le malheur, il y a le héros tragique, mais pour le bonheur, il y a
juste un cocu sans prise sur sa veine… On connaît le bon mot de Woody
Allen : « Qu’est-ce que je
serai heureux quand je serai heureux ! »
Les lendemains qui chantent… En
1935, Alexandre Medvedkine réalise le dernier film muet soviétique : Le
Bonheur. Khmyr, un moujik très pauvre, est à la recherche du bonheur dans la
Russie tsariste puis soviétique. Le film, dédié « au dernier kolkhozien
fainéant », mêle discours politique, farce burlesque et inventivité
surréaliste. Il s’ouvre sur un carton : « Qu’est-ce que le
bonheur ? » ; Khmyr et sa femme Anna guignent à travers un trou dans
une palissade : attablé sous un arbre, un koulak gobe des gâteaux qui lui
arrivent dans la bouche sans qu’il ne lève le petit doigt. « Voilà ce que c’est de vivre comme un
tzar », dit Khmyr le gringalet. « Va-t-en
chercher le bonheur et ne t’en reviens pas les mains vides ! », lui
ordonne alors Anna. L’infortuné Khmyr va passer par toutes sortes de
tribulations. Au contact des paysans, Medvedkine avait
compris quelle était leur idée du bonheur : avoir à manger, un cheval et une
grange. Autant dire qu’à l’heure de la collectivisation forcée, des déportations
et des famines provoquées, peu d’entre eux devaient être comblés. Néanmoins à
la fin du film, en faisant passer la solidarité avant son intérêt personnel,
Khmyr touche quelque chose du bonheur.
Le Bonheur est dans le Pré (1995)
est l’histoire de Francis, un bourgeois cinquantenaire (Michel Serrault) qui
est dans la merde : non seulement parce qu’il est le patron d’une
entreprise jurassienne fabriquant des lunettes de WC, mais parce que ses
employés sont en grève, qu’il est harcelé par le fisc et méprisé par son épouse
acariâtre et sa snob de fille. Seul son copain hédoniste Gérard (Eddy Mitchell)
le cajole en l’appelant « mon lapin ». Un jour, la TV diffuse le
portrait d'un homme disparu 28 ans auparavant et qui est recherché par sa
famille, des éleveurs d’oies dans le Gers. Le disparu ressemble tant à Francis que
celui-ci voit là l'occasion inespérée de changer de vie… Les retrouvailles
télévisées en duplex sont un premier « moment
de bonheur » comme le dit le producteur de l’émission. Francis quitte tout
pour le Sud-Ouest rural et ensoleillé. Sur le chemin, accompagné de Gérard, il
s’arrête au bord d’une rivière. « C’est
ça le bonheur - Ça manque de femmes tout de même. » Quelque mois plus tard, Gérard rend
visite à Francis qui s’est installé avec sa nouvelle ex-fausse-famille : « T’es plus le même tu sais ? -
Tu crois ?… Mais non, je suis heureux, c’est tout. Tu vois, je viens là
avant le dîner, je regarde la fin du jour, c’est jamais pareil… J’attends que
Dolorès m’appelle, je suis bien, là… » En réalité, Francis ne trouve
pas son bonheur que dans le pré, mais aussi dans les murs de sa ferme, qui
recèlent un trésor. Quant à son ex-femme, elle trouve le bonheur… dans les bras
de son ami jouisseur. Bref, dans cette comédie du bobofnheur, le titre reste l’élément le plus marquant : de sa
longue expérience dans la publicité, le réalisateur Etienne Chatiliez avait
gardé le sens de la formule.
Dans 99 Francs (2007), le film de
Jan Kounen, Octave (Jean Dujardin) se présente en off : « Je suis publicitaire. Je suis de ceux
qui vous font rêver des choses que vous n'aurez jamais : ciel toujours
bleu, nanas jamais moches, bonheur parfait et retouché sur
Photoshop. » Le film est une adaptation d’un roman éponyme de Frédéric
Beigbeder qui a puisé dans sa propre expérience professionnelle. On y trouve ce
dialogue surréaliste : « Octave,
tu te souviens sur Barilla, quand tu nous avais proposé une baseline avec le
mot « bonheur » dedans ? - Ah oui… Le service juridique nous avait expliqué qu’on ne pouvait
pas, c’est ça ? - Oui ! Parce que le mot « bonheur » est
une marque déposée par Nestlé ! ! LE BONHEUR APPARTIENT À NESTLÉ. »
Même quand elle se déplace une
vertèbre au trampoline, Poppy est de bonne humeur. Mais elle n’a pas
l’optimisme systématique du ravi de la crèche, « l’alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes » (Georges
Bernanos). Poppy sait être sérieuse
quand elle approche un de ses élèves, dont la violence est symptomatique. Elle
n’a pas peur d’aller, la nuit, au détour d’une rue sordide, vers un fou hirsute
et imposant qui divague, et de lui « communiquer » un peu de sa
tendresse.
Sa petite sœur aimerait la rendre
envieuse de sa vie étriquée (petits mari/maison/jardin et polichinelle
dans le tiroir) : “Have you taken a pension scheme? You must take
responsibilities… I just want you to be happy. - I love my freedom. I’m a very lucky woman”. Et Poppy de rencontrer bientôt un jeune
homme bien, à qui elle demande, après leur première nuit : ”Are you happy with your life ? - It’s the big question”.
”Bring a smile to the
world. It’s a long trip to be a grown-up”, sont les derniers mots de
cette héroïne solaire qui pourrait reprendre à son compte ceux d’André Gide : « Mon bonheur est d’augmenter celui
des autres. Le premier mot qui nous est rapporté du Christ, c’est
« Heureux… » (…) Il m’a
depuis longtemps paru que le meilleur et plus sûr moyen de répandre autour de
soi le bonheur était d’en donner soi-même l’image, et je résolus d’être
heureux… »[1]
L’une des « petites
fleurs » des Onze Fioretti de Saint François d’Assise (1950)
de Roberto Rosselini, raconte « Comment François expliqua à Frère Léon ce
qu’est la joie parfaite » : « Léon, mon cher frère, même si nous étions capable de rendre la vue aux
aveugles, de chasser le démons, de ressusciter les morts de quatre jours (…) même
si nous pouvions réussir à convertir tout le monde à la foi au Christ, ce ne
serait pas encore pour nous la joie parfaite. - Mais où se trouve alors la joie
parfaite sur cette terre ? - … Oh ! Voici une maison. Allons voir si
ses habitants sont prêts à prier Jésus-Christ avec nous. - Fichez le camp », leur dit l’homme
en leur claquant la porte au nez. Les deux moines insistent : «Viens prier le Seigneur Jésus-Christ avec
nous, il n’est pas de plus grand bonheur ici-bas ! » L’homme sort
alors en hurlant « Vous allez voir
si je vais servir Jésus ! Dehors fripons ! Tenez, la voilà ma
charité ! Voyez : je suis généreux en coups de bâtons ! » Roués
de coups, les moines dégringolent les escaliers et tombent dans la boue…
François se relève, souriant : « Puisque
nous avons supporté tout cela pour l’amour du Christ, tu peux dire que nous
avons trouvé maintenant la joie parfaite. » Cette histoire rappelle
que les mots « allégresse » et « alacrité » dérivent d’alacer, lui-même issu d’acer (« âcre »,
« amer ») qui a donné aussi « acéré ». L’allégresse n’est
donc pas si contraire à l’amertume : elle est au moins aussi piquante et
mordante, mais sa morsure exalte au lieu d’accabler.
Quant au mot joie, il serait issu
d’une racine indo-européenne yug qui
signifie « lien ». Comme le note Fabrice Hadjadj, la joie est un
joug, la joie est conjugale. « Elle
suppose une union et elle ordonne une tâche »[2] :
le joug relie « en vue d’un transport
et d’un labeur qui dépend d’une
fidélité côte à côte ». La joie est reçue d’un autre et rejaillit vers
un autre. Elle irradie du visage de Catherine Mouchet, qui incarne Sainte Thérèse
de Lisieux dans le beau film d’Alain Cavalier (1987). La fiancée du Christ est
aussi docteur ès bonheur : « Ah
si l’on savait ce que l’on gagne à se renoncer en toute chose ! C’est la voie du bonheur, car si nous
laissons Dieu libre d’agir à sa guise, il est infiniment plus capable de nous
rendre heureux que nous-mêmes, car il nous connaît et nous aime bien davantage
que nous ne nous connaissons et ne nous aimons nous-mêmes. »
Le mot « béatitude »
renvoie à une béance. Et « liesse » (laetitia) vient de latus,
le « large » : la liesse est dilatation. En témoigne l’effet contagieux
de l’émouvante scène de liesse à la fin d’It’s a Wonderful Life (1946) de
Franck Capra. Auparavant, le film a révélé les fruits du sacrifice de George Bailey (James Stewart) :
celui-ci aurait rêvé d’explorer le monde, mais suite au décès de son père, il a été contraint de reprendre sa société de prêts à la construction. Grâce à
lui, la plupart des habitants de Bedford Falls ont acquis un logement et
échappé aux griffes du magnat Potter. Mais suite à une erreur, l’idéaliste George
se retrouve au bord de la faillite, et, en cette nuit de Noël, il veut
se suicider. L’ange dépêché sur
terre pour l’en empêcher lui montre les effets calamiteux sur son entourage qu’aurait
eu sa non-existence. Si bien que George exulte lorsqu’il retrouve sa vie réelle :
il saute de joie et court chez lui en hurlant « Merry Christmas ! ». « Exultation » désigne
littéralement l’action de bondir hors, au-delà. Celui qui exulte fait exactement le contraire de celui qui insulte : exulter sous-entend accueillir
autrui dans l’espace de son allégresse. Et effectivement, George voit débarquer
chez lui toute la ville reconnaissante : chacun vient verser ses économies
pour sortir le bienfaiteur du pétrin. C’est une véritable explosion de bonheur.
L’ange gardien a laissé un livre avec cette dédicace : « Rappelle-toi : un homme qui a
des amis n’a jamais raté sa vie ! » Les Grecs diraient que
Georges est un « bienheureux », un eudaimôn, lui qui a eu un bon (eu-)
ange gardien (daimon).
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