Dans un livre d’entretiens récents[1],
Mag Bodard, la productrice française, dans les années 60, de Bresson, Resnais,
Varda, Demy, Godard, Deville, prophétise : « On fera les films pour les enfants au cinéma, et les films de
qualité pour les adultes seront faits pour la télévision. Avec tous ces effets
spéciaux, le cinéma ne s’adresse plus qu’aux enfants ! ». D’une
phrase à l’autre, Mag Bodard passe du futur au présent : et effectivement,
on y est déjà. En cette après-midi caniculaire, ses propos résonnent dans ma caboche
mise à mal par 2h15 de spectacle débilitant. J’ai été voir Pacific Rim de Guillermo
Del Toro parce que j’avais beaucoup aimé un de ses films précédents, Le
Labyrinthe de Pan ; et accessoirement parce qu’avec ce blockbuster de
l’été, on ne pourra pas me reprocher de choisir des films inconnus ! Bien
mal m’en a pris. Le film est projeté en 3D. On se demande pourquoi, à part pour
faire payer 14€ la place et accentuer la migraine engendrée par des batailles
tonitruantes, de nuit et sous la pluie, entre des monstres titanesques et des
robots gigantesques. Les premiers sortent d'une faille océanique ; les
seconds sont contrôlés en simultané par deux pilotes dont les esprits sont
reliés par un «pont neurologique». Je vous laisse imaginer les conséquences de
cette dernière donnée scénaristique : ce ne sera jamais aussi plat dramatiquement
et inepte psychologiquement que ce qui nous est imposé. Sous la direction de
Marshall Pentecost (Idris Elba), la tête brûlée Raleigh (Charlie Hunnam, mauvais),
qui a perdu son frère au combat, va faire équipe avec la mystérieuse Mako
(Rinko Kikuchi, insipide) pour piloter un robot et sauver l’humanité.
Il paraît que le film est un
énorme succès en Chine. Ah bon. Il faut dire que c’est un hommage à un genre
typiquement asiatique, le kaijū
eiga (littéralement «cinéma des monstres»), né au Japon dans les
années 50. A l’époque, les grands monstres de latex détruisant des maquettes de
villes en carton exorcisaient les peurs post-Hiroshima. J’avoue être totalement
inculte en la matière, n’ayant même pas vu les versions plus récentes mettant
en scène les kaijū les plus connus, comme
Godzilla. Étranger à la culture geek,
j’ai été simplement attiré par le talent de créateur d’univers du
réalisateur mexicain, dont il ne reste plus grand-chose une fois passé dans la
grande lessiveuse de la Warner Bros. Le studio qui a investi 200 millions de $
dans ce produit ultra standardisé envisagerait une suite. En attendant, voir le
comédien britannique Idris Elba faire ici ce qu’il peut alors qu’il campait un
personnage inoubliable dans la cultissîme série TV The Wire (Sur Écoute) ne
fait que corroborer l’analyse de Madame Bodard.
Shokuzai est une série TV de cinq
épisodes commandée par une chaîne à péage japonaise au réalisateur de cinéma Kiyoshi
Kurosawa. Après sa diffusion en 2012, la série a été montée en deux films pour
être distribuée en salles. Je n’ai vu que le premier volet, Shokuzai - Celles
qui voulaient se souvenir[2],
constitué du prologue et des deux premiers épisodes de la série (2h30).
Emili, 10 ans, nouvellement
arrivée dans une école, se lie d'amitié avec quatre camarades de classe : Sae,
Maki, Akiko et Yuka. Un jour, alors qu'elles jouent ensemble, Emili accepte de
suivre un inconnu. Ses copines l'attendent, puis la retrouvent dans le gymnase,
violée et assassinée. Les fillettes, en état de choc, sont incapables de se souvenir
du visage du meurtrier. Asako, la mère d’Emili les convoque chez elle pour les
menacer : si la mémoire ne leur revient pas, elles devront faire pénitence
(shokuzai, en japonais) toute leur
vie. Quinze ans après, quelles sont les séquelles de ce traumatisme doublé
d’une malédiction pour chacune des filles ?
Le premier volet du diptyque
s’attache successivement aux histoires de Sae et de Maki. L’épisode consacré à Sae
(Yû Aoi) est le plus réussi. Devenue infirmière, Sae craint les hommes et n’a
jamais eu ses règles. Pourtant elle se laisse séduire par l’inquiétant Takahiro,
héritier d'une belle fortune. Une fois mariée, elle se soumet aux fantasmes
morbides (et typiquement japonais) de son époux qui n’aime que les poupées.
Au fil de sa filmographie (Cure,
Charisma, Kairo, Retribution), Kiyoshi Kurosawa s’est imposé comme un maître du
fantastique raffiné et des histoires de fantômes ancrées dans la société japonaise
contemporaine. Dans « l’épisode Sae », sa mise en scène stylisée crée
tension et angoisse. Mais la tonalité burlesque de l’épisode consacrée à Maki
est moins heureuse. Plus généralement, le spectateur occidental, peu concerné
par les questions d’honneur familial, de honte et de sacrifice, aura du mal à
adhérer à la « pénitence » et au personnage d’Asako (Kyôko Koizumi),
sorte de harpie sur qui le temps n’a pas de prise. Quant à l’énigme criminelle,
elle demeure en arrière-plan, sert parfois de fausse piste et reste évidemment
irrésolue à l’issue de ce premier volet. Quoi qu’il en soit, Shokuzai peut être
une bonne introduction à une œuvre intéressante, axée sur la dimension
spectrale du cinéma et d’une société japonaise perturbée, où le refoulé
refait toujours surface.
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