Du 17 au 26 février, la treizième édition du festival Blackmovie présente à Genève près de 90 films pour petits et grands. Comme chaque année, sa programmation est résolument « à contre-courant des cinémas uniformisés ». Je n’ai pour ma part visionné que quatre films. En plus d’être ouvertement subjectives, ces critiques ne donnent ainsi qu’un aperçu très limité de la diversité des films proposés. Je ne peux donc que conseiller au lecteur de s’aventurer lui-même à la découverte de ce festival inédit en Suisse.
Le Russe Alexandre Sokourov est sans doute le plus important cinéaste contemporain. Après Moloch, Taurus et Le Soleil, Faust a été conçu comme le dernier volet d’une tétralogie sur les dictateurs (Hitler, Lénine et Hirohito). Le personnage de cet opus, qui tient plus cette fois de la fiction que de l’histoire (un docteur Faustus aurait existé au XVIe siècle), permet à Sokourov de réaliser comme une synthèse de ses méditations précédentes sur le pouvoir et la corruption.

Le Dr Faust est un savant du XVIe siècle allemand qui aime étudier « l’ordre de l’univers, la trajectoire des planètes, la transmutation du métal en or ». Mais pour lui, la science, c’est comme la couture pour les femmes : une occupation, une façon de remplir le vide. Car le secret de la vie lui échappe et il est las, désespéré par l’aporie à laquelle son labeur solitaire aboutit. Le médecin rationaliste semble hermétique au surnaturel, ce qui facilite le travail du Diable, qui le manipule, jusqu’à lui faire échanger son âme contre le savoir absolu et le plaisir des sens.
Sokourov fait du Méphistophélès de Goethe un usurier, Mauritius Müller, vieux monstre arborant un micro-sexe en guise de queue (ses ailes, comme il les appelle) sur un corps difforme et affaissé comme un fruit pourri. Anton Adasinskiy, clown et mime de profession, incarne génialement cet être méphitique qui renifle tout. Avec son teint blafard, ses petits gémissements, sa chorégraphie étrange et animale, il est vraiment immonde.
Dans un moyen-âge réaliste, odorant et étouffant, Sokourov nous fait déambuler comme dans un cauchemar. Au chaos intime de Faust, correspond le chaos extérieur où il erre, ballotté par l’infâme Mauritius : une atmosphère de fin du monde où l’intimité n’existe pas, où l’on se parle dessus, où l’on se heurte constamment, où les corps s’étreignent maladroitement, les foules se battent, les estomacs crient famine… « La conscience européenne voulait absolument extérioriser "la zone de culpabilité" en mettant tout sur le compte du Méphistophélès ou du Diable et déresponsabiliser ainsi l’homme, dit Sokourov. Mais nous comprenons aujourd’hui que l’homme est capable d’atteindre à un plus grand degré d’abomination que le diable lui-même. »
L’ironie de la petite histoire, c’est que Faust a été intégralement financé par des fonds publics russes, grâce à l’intervention personnelle… de Poutine !
Exercice difficile que celui de la critique d’une œuvre de Sokourov, toujours si mystérieuse et profonde. Voir un de ses films est une expérience sensuelle singulière, qui relève de la transe tranquille et lancinante, un voyage stupéfiant dans un univers plein de beautés et d’étonnantes trouvailles. On retrouve dans ce film sa pâte de plasticien hors pair : voix-off intérieure comme murmurée, images déformées, mouvements de caméra fluides, subtil accompagnement orchestral, lumière blanche assez crue, couleurs blafardes. A ce sujet, le réalisateur a déclaré : « Le traité des couleurs de Goethe et ses contributions à l’optique m’ont beaucoup aidé aussi pour le langage visuel. » Il faut rendre hommage au directeur de la photographie, le Français Bruno Delbonnel (devenu une star internationale depuis son travail, très laid, sur les films de Jeunet), qui a insisté pour que le film soit tourné en pellicule.
Pourtant Faust m’a moins ravi que d’autres films du « maître russe ». Peut-être parce que leur rythme me laissait le temps de me perdre dans leurs images-tableaux, alors qu’ici le réalisateur nous fait plutôt divaguer dans une fresque-pandémonium où ça parle beaucoup… Mais peu importe. Qui d’autre que lui peut aujourd’hui réaliser une scène comme celle de l’échange de regards amoureux entre Faust et Margarete ? Silence soudain, moment étiré, lumière surnaturelle éclairant le visage de l’Eternel féminin (Isolda Dychauk, comme sortie d’un tableau de Lucas Cranach)…
Thirst, le film précédent de Park Chan-wook, avait obtenu en 2009 le prix du Jury à Cannes : un prêtre catholique y vivait avec difficulté sa condition nouvelle de vampire. Dans le court-métrage Night Fishing (30’) présenté dans ce festival, c’est un pêcheur dont la prise nocturne - le cadavre d’une femme - va s’avérer moins morte que lui… Vous ne suivez pas ? Moi non plus.
Le film commence comme un clip, avec un groupe qui se dandine dans la nature, un chapeau qui vole ; il poursuit sur le mode Yuri eiga (film de fantômes) light, avec le pêcheur terrorisé, emmêlé dans ses lignes, en prise avec sa prise macabre (une pop star coréenne, trop hype !) ; puis il nous fait transmigrer au cœur d’un rituel de chamanisme où la naïade accueille l’esprit du pêcheur (mort noyé dans une rivière) afin qu’il communique avec sa famille. J’avoue n’avoir saisi ni l’enjeu de la transe, qui donne lieu à cette séquence fatigante, ni celui du film.
Une fois qu’on a lu au générique que ce que l’on va voir a été filmé avec des I phones 4 (et non tourné puisqu’il a pour le reste bénéficié de tout le matériel professionnel habituel), que reste-t-il ? Pas grand-chose, sinon une sorte de film-ectoplasme dont sont apparemment friands les insomniaques des pays du Matin calme et du Soleil levant… et les jurys de festival, puisque le film a obtenu l’Ours d’Or du meilleur court-métrage au festival de Berlin.
Ceci dit, si vous n’avez pas eu la chance de voir les films low-cost de Lynch, von Trier, Cavalier ou Panahi, vous pressentirez, avec ce court-métrage, que le cinéma est de moins en moins tributaire de gros moyens techniques.
Et si vous n’avez toujours pas compris, un autre film coréen du festival se charge de vous le rappeler. Dans Arirang, le réalisateur Kim Ki-duk fait cette fois-ci la pub pour un appareil photo Canon, le 5D Mark II, avec lequel il a réalisé le film. « Normalement il faut 30 à 40 personnes pour faire un film », dit-il. « Pas besoin de caméra sophistiquée, de lumière. » Très bien, mais pour faire quoi ? « Je veux juste faire un film, peu importe quoi. » Soit.
Ça sera une sorte de journal intime. Au début, on partage tant bien que mal le quotidien solitaire, confiné et obsessionnel d’un cinquantenaire évoluant dans un chalet envahi par toutes sortes de conduits bricolés et une tente de survie. Il faut déjà supporter la manière : la coquetterie des jump cuts du montage ; les sons récurrents agaçants, comme celui de la fermeture éclair de la tente ou le petit grésillement non identifié, s’apparentant à celui d’un disque dur qui mouline constamment.
Et puis, il y a la matière. Kim Ki-duk se coiffe. Kim Ki-duk mange toutes sortes d’aliments peu ragoûtants avec force bruits d’absorption et en écoutant la radio. Kim Ki-duk fait ses besoins dans la neige. Kim Ki-duk se décoiffe, fait fondre de la neige sur un poêle, se fait une queue de cheval, boit de l’alcool, se prépare un café avec une machine bricolée. Kim Ki-duk regarde la caméra et dit : « Action ». Kim Ki-duk interroge : « Kim Ki-Duk, que faites-vous ? Quel est votre problème ? Pourquoi vous ne faites plus de film ? » Kim Ki-duk répond : « Je ne peux plus faire des films, alors je me filme. »
Puis intervient une connaissance qui tente de le secouer : « Tu appelles ça vivre ? » Et l’on apprend qu’en 2008, sur le tournage de Dream, son actrice principale a failli mourir dans une scène de pendaison. Elle a été sauvée in extremis par le réalisateur qui l’a détachée de sa potence. Moment de bascule, pour Arirang aussi : me voilà soudain touché par l’expérience de ce metteur en scène et ses questionnements fondamentaux. « J’étais responsable (…) Est-ce que je dois continuer à faire des films ? Qu’est ce qu’un film ? »
Le sien en tous cas aurait dû s’arrêter là, car la suite sombre dans la complaisance. Il pleure, se regarde pleurer et se trouve « bien », entonne Arirang, une chanson « que les Coréens chantent quand ils se sentent tristes », sanglote en visionnant un de ses films, braille encore « A-ri-i-rang », remercie les festivals qui lui ont permis de se faire un nom… Et Arirang d’obtenir le prix Un certain regard à Cannes.
Après Arirang, Attenberg. Après la chanson traditionnelle coréenne, les tubes sixties de Françoise Hardy. Ces chansons accompagnent les scènes les plus réussies de ce film grec et surtout en donnent le ton : à la fois « vert » et mélancolique, enlevé et déprimé… On sent l’énergie de la jeunesse (c’est le premier long-métrage distribué de la réalisatrice Athina Tsangari), mais dans un horizon bouché par des cheminées d’usine et littéralement plombé (dominantes gris bleutés et rouilles).
C’est l’histoire de Marina qui chante « tous les garçons et les filles de mon âge savent très bien ce qu’aimer veut dire » et qui va découvrir l’amour physique à 23 ans, alors que son père va mourir. A part ce père avec qui elle entretient une relation de copinage ritualisée, elle n’a qu’une amie, Bella, avec qui elle joue mollement au tennis sous le crachin.
« Car le temps de l’amour, ça vous met au cœur beaucoup de chaleur et de bonheur. » Ce refrain arrive à la fin comme une touche ironique de plus, dans ce film singulièrement dénué de sentiments forts (attraction, passion, tendresse), où tout est assez froid et affecté. Certaines scènes rappellent les cours de théâtre, notamment la première, où Bella apprend à Marina le french kiss. Le jeu n’est pas réaliste, la forme est stylisée : elles sont de profil sur un mur blanc, les mains derrière le dos, les langues ostensiblement maladroites. Le ton insolite capte immédiatement l’intérêt. L’humour est bienvenu après les deux films coréens !
J’ai été sous le charme d’Ariane Labed, une Franco-grecque à la voix séduisante, sacrée meilleure actrice à la dernière Mostra de Venise ; son personnage d’inconditionnelle des documentaires de Sir David Attenborough (d’où le titre) ne pouvait que m’être sympathique. J’ai apprécié le caractère non convenu de ses échanges avec Bella, et applaudi à leur première saynète chorégraphiée. Malheureusement, à force de répétition, ces saynètes perdent de leur piquant. Et le film s’enlise dans la morosité, tournant en rond avec Marina, qui pousse son père en chaise roulante dans des couloirs d’hôpitaux vides.
Les ultimes réflexions de ce père architecte auraient pu conférer au film un relief opportun, résonnant avec l’actualité de la Grèce, « un pays qui a totalement sauté l’ère industrielle, passant des bergers aux bulldozers, des bulldozers aux mines, et des mines directement à l’hystérie petite-bourgeoise. Nous avons construit une colonie industrielle sur les bergeries, et pensions que nous faisions une révolution. » Mais dans cette chronique mi-figue mi-raisin de l’intime, ces propos tombent comme un cheveu sur la soupe méditerranéenne, celle, maussade comme une morne plaine belge, que l’architecte condamné contemple des hauteurs de sa dernière résidence.
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