« Radical ».
Ce terme a été souvent utilisé pour qualifier deux films sortis cet hiver sur
nos écrans : The Artist et Le cheval de Turin. Tous deux sont en
noir et blanc, et quasiment muets. L’un des réalisateurs est d’origine
lituanienne, l’autre est Hongrois. Les similitudes s’arrêtent là.
Pour
le reste, les deux films sont à mille lieux l’un de l’autre. The Artist est le film qui fait exploser
la carrière de Michel Hazanavicius : après des débuts chez Canal +, à
l’écriture de sketches, il est devenu réalisateur de films publicitaires, puis
de films parodiques.
Le cheval de Turin est le dernier film annoncé de Béla Tarr, qui a
réalisé des chefs-d’œuvre comme Les
Harmonies Werckmeister.
L’un
prend le cinéma plutôt à la rigolade, l’autre très au sérieux.
La
radicalité de The Artist est aussi
intéressante que celle d’un peintre de la Place du Tertre qui se mettrait à
peindre à la manière des impressionnistes. Les seules scènes où elle est
exploitée sont celles où la star du muet déchue (Jean Dujardin, sympathique)
cauchemarde dans un monde soudain sonore (le choc du bruit d’un verre qu’il
pose). Sinon, c’est un film lisse qui repose principalement sur un scénario
poussif, téléphoné de fils blancs. On
sait toutes les statuettes dorées qu’il a remportées dans les palmarès de
l’industrie cinématographique.
Le cheval de Turin a quant à lui obtenu le Grand Prix du Jury à Berlin
l’année dernière[1].
Après
un générique sobre qui s’inscrit lentement en silence, l’écran reste noir, et une
voix-off nous relate le fameux épisode de la vie de Friedrich Nietzsche où, à
Turin, il assiste à une scène qui va s’avérer définitive : un cocher fouette
violemment son cheval récalcitrant. Le philosophe se jette alors au cou de l’animal,
l’enlace, et éclate en sanglots. Puis il rentre chez lui, et sombre
définitivement dans la folie. Du destin du cheval, on ne sait rien, conclut la
voix-off…
Suit
un très long plan-séquence, où la caméra ondoie autour d’une charrette conduite
par un paysan abrupt, et tirée par un cheval exténué. Le cocher (grand, émacié,
barbe grise) n’a pas à frapper sa monture : la robe moirée de sueur, la
bête exténuée avance, pas après pas, contre « la
rage indomptable du vent sur des terres arides ». Qui est-ce cheval,
dont Tarr nous fait ressentir le calvaire interminable ? Au hasard, Balthazar, ai-je pensé en me
souvenant de l’âne du film de Robert Bresson. Sur une musique lancinante, ce magistral
plan d’ouverture suit la progression du cheval dans un paysage déshérité, de
plus en plus voilé de brouillard…
Arrivé
dans l’écurie de la ferme isolée où le paysan vit avec sa fille, le cheval va
entrer comme en prostration, se laisser peu à peu dépérir, et bientôt refuser
d’affronter à nouveau les vents mauvais. Le reste du film se passe donc dans la
ferme. Autour de l’énigmatique pressentiment de la bête, la dramaturgie,
réduite au minimum, nous entraîne inexorablement vers le pire.
Le
mode prophétique du cheval de Turin
résonne singulièrement avec le sentiment prégnant d’extinction du monde qui
s’est exprimé cette année dans des films comme Melancholia de Lars von Trier ou Take Shelter de Jeff Nichols.
Le cheval de Turin est la chronique, sur six jours, de la vie quotidienne
d’un couple silencieux, retranché dans sa masure, alors qu’au-dehors le vent
furieux fait hurler le monde, tomber les tuiles et tournoyer les feuilles. Les
longs plans-séquences nous font vivre les petits riens d’une vie rude, dans la
spirale de la répétition et la durée du temps présent : chaque jour, le père et
la fille mangent face à face une unique patate ; chaque jour, ils viennent tour
à tour s’asseoir devant la fenêtre ; chaque jour, la fille habille et
déshabille son père, handicapé d’un bras.
Béla
Tarr sait installer une tension dans la durée : dans les scènes
d’habillage par exemple, le père a le regard étrangement fixé sur sa fille
affairée.
Tarr
sait aussi capter l’esprit du cheval
et l’animalité des paysans.
« Le
cinquième jour » (qu’on peut considérer comme le vendredi), le puits est
mystérieusement trouvé asséché. Le soir, le feu ne prend plus, la lumière
manque.
Et
le film se termine le sixième jour, dans l’obscurité : attablé face à sa
fille anéantie, le vieil homme croque dans une pomme de terre crue. Finissant
ainsi sur une tubercule, Le cheval de
Turin est donc bien un film radical (du latin « radix » :
racine).
Plus
sérieusement, ce film-épitaphe, où s’expriment les fantômes de la philosophie
nietzschéenne, m’a rappelé ces dernières lignes de « Réelles
présences », l’essai de George Steiner[2]
paru en 1989 : « Nous
connaissons le vendredi qui est, pour les chrétiens, le jour de la Crucifixion.
Mais le non-chrétien, l’athée, le connaît aussi. C’est-à-dire qu’il connaît
l’injustice, la souffrance interminable, la destruction, l’énigme brute de la
fin, qui constituent si clairement non seulement la dimension historique de la
condition humaine, mais aussi le tissu quotidien de notre vie individuelle (…)
Nous connaissons aussi le dimanche. Pour
le chrétien, ce jour signifie une suggestion, à la fois assurée et précaire (…)
de la résurrection, d’une justice et d’un amour qui ont vaincu la mort (…)
L’élément essentiel de ce dimanche, c’est l’espoir (…)
Mais notre époque est celle d’un long
samedi (…)
Devant la torture d’un enfant, de la
mort de l’amour que représente le vendredi, même les plus grandes formes d’art
et de poésie sont presque sans ressources.
Dans l’utopie du dimanche, l’esthétique,
je présume, n’aura plus de raison d’être.
Les appréhensions et les figurations qui
sont en jeu dans l’imagination métaphysique, dans le poème, dans la composition
musicale, qui parlent de la douleur et de l’espoir, de la chair qui a le goût
de la cendre et de l’esprit qui a la saveur du feu, sont toujours œuvres du
samedi. Elles ont surgi d’une immensité de l’attente qui caractérise l’homme.
Sans elles, comment pourrions-nous patienter ? »
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