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lundi 26 septembre 2016

Avril 2012 : "The Artist" de Michel Hazanavicius / "Le cheval de Turin" de Béla Tarr

« Radical ». Ce terme a été souvent utilisé pour qualifier deux films sortis cet hiver sur nos écrans : The Artist et Le cheval de Turin. Tous deux sont en noir et blanc, et quasiment muets. L’un des réalisateurs est d’origine lituanienne, l’autre est Hongrois. Les similitudes s’arrêtent là.
Pour le reste, les deux films sont à mille lieux l’un de l’autre. The Artist est le film qui fait exploser la carrière de Michel Hazanavicius : après des débuts chez Canal +, à l’écriture de sketches, il est devenu réalisateur de films publicitaires, puis de films parodiques.
Le cheval de Turin est le dernier film annoncé de Béla Tarr, qui a réalisé des chefs-d’œuvre comme Les Harmonies Werckmeister.
L’un prend le cinéma plutôt à la rigolade, l’autre très au sérieux.

La radicalité de The Artist est aussi intéressante que celle d’un peintre de la Place du Tertre qui se mettrait à peindre à la manière des impressionnistes. Les seules scènes où elle est exploitée sont celles où la star du muet déchue (Jean Dujardin, sympathique) cauchemarde dans un monde soudain sonore (le choc du bruit d’un verre qu’il pose). Sinon, c’est un film lisse qui repose principalement sur un scénario poussif, téléphoné de fils blancs. On sait toutes les statuettes dorées qu’il a remportées dans les palmarès de l’industrie cinématographique.

Le cheval de Turin a quant à lui obtenu le Grand Prix du Jury à Berlin l’année dernière[1].
Après un générique sobre qui s’inscrit lentement en silence, l’écran reste noir, et une voix-off nous relate le fameux épisode de la vie de Friedrich Nietzsche où, à Turin, il assiste à une scène qui va s’avérer définitive : un cocher fouette violemment son cheval récalcitrant. Le philosophe se jette alors au cou de l’animal, l’enlace, et éclate en sanglots. Puis il rentre chez lui, et sombre définitivement dans la folie. Du destin du cheval, on ne sait rien, conclut la voix-off…
Suit un très long plan-séquence, où la caméra ondoie autour d’une charrette conduite par un paysan abrupt, et tirée par un cheval exténué. Le cocher (grand, émacié, barbe grise) n’a pas à frapper sa monture : la robe moirée de sueur, la bête exténuée avance, pas après pas, contre « la rage indomptable du vent sur des terres arides ». Qui est-ce cheval, dont Tarr nous fait ressentir le calvaire interminable ? Au hasard, Balthazar, ai-je pensé en me souvenant de l’âne du film de Robert Bresson. Sur une musique lancinante, ce magistral plan d’ouverture suit la progression du cheval dans un paysage déshérité, de plus en plus voilé de brouillard…
Arrivé dans l’écurie de la ferme isolée où le paysan vit avec sa fille, le cheval va entrer comme en prostration, se laisser peu à peu dépérir, et bientôt refuser d’affronter à nouveau les vents mauvais. Le reste du film se passe donc dans la ferme. Autour de l’énigmatique pressentiment de la bête, la dramaturgie, réduite au minimum, nous entraîne inexorablement vers le pire.
Le mode prophétique du cheval de Turin résonne singulièrement avec le sentiment prégnant d’extinction du monde qui s’est exprimé cette année dans des films comme Melancholia de Lars von Trier ou Take Shelter de Jeff Nichols.
Le cheval de Turin est la chronique, sur six jours, de la vie quotidienne d’un couple silencieux, retranché dans sa masure, alors qu’au-dehors le vent furieux fait hurler le monde, tomber les tuiles et tournoyer les feuilles. Les longs plans-séquences nous font vivre les petits riens d’une vie rude, dans la spirale de la répétition et la durée du temps présent : chaque jour, le père et la fille mangent face à face une unique patate ; chaque jour, ils viennent tour à tour s’asseoir devant la fenêtre ; chaque jour, la fille habille et déshabille son père, handicapé d’un bras.
Béla Tarr sait installer une tension dans la durée : dans les scènes d’habillage par exemple, le père a le regard étrangement fixé sur sa fille affairée.
Tarr sait aussi capter l’esprit du cheval et l’animalité des paysans.
« Le cinquième jour » (qu’on peut considérer comme le vendredi), le puits est mystérieusement trouvé asséché. Le soir, le feu ne prend plus, la lumière manque.
Et le film se termine le sixième jour, dans l’obscurité : attablé face à sa fille anéantie, le vieil homme croque dans une pomme de terre crue. Finissant ainsi sur une tubercule, Le cheval de Turin est donc bien un film radical (du latin « radix » : racine).
Plus sérieusement, ce film-épitaphe, où s’expriment les fantômes de la philosophie nietzschéenne, m’a rappelé ces dernières lignes de « Réelles présences », l’essai de George Steiner[2] paru en 1989 : « Nous connaissons le vendredi qui est, pour les chrétiens, le jour de la Crucifixion. Mais le non-chrétien, l’athée, le connaît aussi. C’est-à-dire qu’il connaît l’injustice, la souffrance interminable, la destruction, l’énigme brute de la fin, qui constituent si clairement non seulement la dimension historique de la condition humaine, mais aussi le tissu quotidien de notre vie individuelle (…)
Nous connaissons aussi le dimanche. Pour le chrétien, ce jour signifie une suggestion, à la fois assurée et précaire (…) de la résurrection, d’une justice et d’un amour qui ont vaincu la mort (…) L’élément essentiel de ce dimanche, c’est l’espoir (…)
Mais notre époque est celle d’un long samedi (…)
Devant la torture d’un enfant, de la mort de l’amour que représente le vendredi, même les plus grandes formes d’art et de poésie sont presque sans ressources.
Dans l’utopie du dimanche, l’esthétique, je présume, n’aura plus de raison d’être.
Les appréhensions et les figurations qui sont en jeu dans l’imagination métaphysique, dans le poème, dans la composition musicale, qui parlent de la douleur et de l’espoir, de la chair qui a le goût de la cendre et de l’esprit qui a la saveur du feu, sont toujours œuvres du samedi. Elles ont surgi d’une immensité de l’attente qui caractérise l’homme. Sans elles, comment pourrions-nous patienter ? »





[1] Le film a pu exister grâce notamment à une société de production suisse.
[2] Qui a été notamment professeur de littérature comparée à l’Université de Genève.

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