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dimanche 3 octobre 2021

Avril 2021 : "L’esprit ou la lettre. De l’adaptation d’œuvres écrites"

A la fin du XIXè siècle, c’est l’exploitation de films en fête foraine par les Frères Lumière, puis par Georges Meliès et les frères Pathé, qui favorise l’essor commercial du cinéma.

Dès que les producteurs proposent des films à la narration plus ambitieuse au début du XXè siècle, ils puisent dans le répertoire littéraire pour anoblir leur « produit » et viser un public plus haut de gamme que celui des foires. 


Dans les années 20, pour les films commerciaux, le nom de l’auteur adapté sur l’affiche suffit comme gage de qualité. Le travail de transposition, besogne jugée subalterne, est confié à d’obscurs tâcherons engagés à moindres frais. 

Mais pour cet art naissant, la décennie est aussi particulièrement riche en expérimentations esthétiques. Le cinéma muet est considéré comme un langage en soi, qui a l’avantage de l’universalité. Si bien qu’on prend des libertés par rapport aux textes adaptés : on ne craint pas les lectures très subjectives ; on s’attache à l’impression produite par le texte plus qu’à ses détails ; on parle de faire visuel, penser en images… Bref, on repense l’œuvre sur un plan différent, en travaillant la lumière, les silences, les symboles, sans souci de fidélité littérale. « La Chute de la Maison Usher (adaptation d’une nouvelle éponyme d’Edgar Poe) est mon impression en général sur Poe », dit par exemple le réalisateur Jean
Epstein en 1930. On se permet même d’adapter des poèmes comme s’en réjouit un critique à propos de Jocelyn (1922) : « Le peuple « lit » enfin Jocelyn dans les magnifiques paysages et les émouvantes scènes où l’entraîne Léon Poirier, lui rendant accessible, - et avec quelle puissance - les vers de Lamartine qu’il n’aurait guère compris s’il avait eu même intention de les lire ». La liberté créatrice des années folles suscite donc une conception intuitive de la véritable fidélité à une œuvre adaptée : une recréation de l’intérieur avec d’autres matériaux, engendrée par une expérience de convivialité prolongée.


Lorsque le cinéma devient parlant à la fin des années 20, les contraintes techniques des appareils de prise de son et les exigences de la continuité sonore pèsent lourdement sur le tournage. Sur un plateau, plus question de trouvailles de dernière minute. Le support écrit (le scénario pour les acteurs, le découpage technique pour les techniciens) devient l’élément de référence pour toute l’équipe. Désormais plus personne ne met en doute la spécificité du travail de scénariste. Mais, dans le cas des adaptations, ce travail est plus conditionné par les impératifs matériels de faisabilité que par le souci de ses relations variables avec le modèle littéraire. 


Dans les années 30, la crise économique affectant l’essor industriel du cinéma, le travail à la chaîne de type hollywoodien n’est plus à l’ordre du jour et le temps est à nouveau propice à l’affirmation de talents individuels, comme ceux de Jean Renoir, René Clair ou Marcel Carné. La littérature étant alors d’une importance primordiale dans la nation française, les films du courant baptisé « réalisme poétique français » ont souvent des origines littéraires et leurs scénarios
sont écrits par ceux qu’on appelle des « écrivains de cinéma » : Jacques Prévert (Le Quai des brumes), Charles Spaak (Gueule d’amour), Pierre Véry (Sans Famille), Roger Vitrac (Macao, l’enfer du jeu)… Marcel Pagnol ou Henri Jeanson (qui signera les scénarios de plus de 80 films jusqu’en 1968) « font passer les textes littéraires au creuset de cette épreuve de vérité qu’est la parole dite, avec ses hésitations, ses répétitions, ses incertitudes, et ses vides. Les dialogues, issus du roman, cessent d’être explicatifs pour devenir un aspect du comportement, une manière d’être. Le scénariste, parce qu’il détient la clé de cet art de faire parler les personnages devant la caméra, devient donc un élément essentiel dans l’équipe du tournage. » (1)

Pourtant certains cinéastes, comme Jean Renoir, rêvent d’imposer un cinéma coupé de toute attache littéraire. Le fils du grand peintre est fasciné par les pouvoirs poétiques de l’image et son « ambition profonde est la recherche d’éléments féériques dans l’entourage le plus quotidiennement banal ». Ainsi en 1931 il jette son dévolu sur La Chienne - un roman assez médiocre - car il lui fournit « l’occasion de construire une scène dramatique sur une chanson des rues ». 
La décennie de l’après-guerre est marquée par la collaboration de deux écrivains de cinéma, Jean Aurenche et Pierre Bost. Ils enchaînent scénario sur scénario, dont de nombreuses adaptations de romans (
Le Diable au corps, Jeux interdits, Le Blé en herbe, Le Rouge et le Noir) ou de pièces de théâtre (Sylvie et le fantôme, Occupe-toi d'Amélie). Le tandem introduit dans l’histoire de l’adaptation un souci inédit de fidélité littérale. Pour leur adaptation du roman d’André Gide La symphonie
pastorale
(1946), leur quête de fidélité les incite parfois à transposer terme à terme des scènes entières sans changer une virgule au dialogue. Mais la majorité des correspondances obtenues ressortissent la plupart du temps à un système d’ « équivalences » chargeant l’image de décrire visuellement ce que le roman suggère avec des moyens linguistiques. A la sortie du film, un critique ironise sur cette démarche entreprise « avec la hantise de ces ébénistes en meubles anciens qui fabriquent des meubles faux en se servant de vieux bois (…) Toutes les «fournitures » sont tirée du livre (…) Pas un dégel, pas un sourire, pas une aurore qui ne soient authentiquement gidiens (…) C’est pour avoir trop respecté la lettre que le film trahit l’esprit. »

En 1948, le réalisateur et théoricien Alexandre Astruc écrit un article dans L’Ecran Français intitulé « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo ». Il y décrit une transformation du cinéma devenant moyen d'expression se suffisant à lui-même, un langage à part entière, affranchi de ses parents artistiques (théâtre, roman…). Il promeut une vision du cinéaste pleinement auteur de ses films, comme un écrivain l'est avec ses romans : « L’auteur écrit avec sa caméra comme un écrivain avec un stylo. » Ce célèbre article influencera quelques années plus tard les protagonistes de la Nouvelle Vague. 


En janvier 1954, dans Les Cahiers du cinéma, François Truffaut écrit un article intitulé « Une certaine tendance du cinéma français » où il fustige la méthode du couple Aurenche / Bost, et critique plus largement la séparation des tâches (écriture du scénario / réalisation du film) : « Je ne conçois d’adaptation valable qu’écrite par un homme de cinéma. Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et je leur reprocherai ici de mépriser le cinéma en le sous-estimant ». 

A la même époque, l’éminent critique André Bazin se prononce en faveur de l’autonomisation de l’objet final par rapport au texte initial. La réalisation d’une grande adaptation exige, selon lui, l’intervention d’un « génie créateur ». Il s’agit « de construire sur le roman, par le cinéma, une œuvre à l'état second. Non point un film « comparable » au roman, ou « digne » de lui, mais un être esthétique nouveau qui est comme le roman multiplié par le cinéma." 


Et depuis ? Avec le déclin du système éducatif et l’envahissement de la culture numérique, les Français lisent moins (2). Les producteurs continuent pourtant à miser sur l’effet de notoriété des adaptations pour attirer le public (3), mais le choix des œuvres a évolué : exit la grande littérature ; les succès de nos jours sont des adaptations de comics avec leur super-héros, de littérature jeunesse (Harry Potter…), de bandes dessinées et de best-sellers.


(1) J-M Clerc – M. Carcaud-Macaire, « L’adaptation cinématographique et littéraire », 2004

(2) Deux fois moins de gros consommateurs de livres depuis cinquante ans. Depuis 10 ans, diminution du nombre de petits lecteurs (moins de 9 ouvrages par an) et augmentation des non lecteurs, surtout chez les jeunes.  

(3) Environ un film sur cinq, ces dernières années, est une adaptation… mais un gros succès sur trois. 


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