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lundi 2 janvier 2017

Décembre 2016 : "Le disciple" de Kirill Serebrennikov

Inga, qui cavale entre ses trois emplois pour joindre les deux bouts, aimerait que son fils unique Veniamine (16 ans environ) sorte de son mutisme et lui explique pourquoi elle est convoquée par  l’école. En fait son Venia refuse de participer aux cours de natation parce que ses camarades féminines y portent des bikinis… et qu’il « déclare la guerre à l’immoralité. Car Dieu a dit : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis un adultère dans son cœur » ». Donc à la piscine, il reste habillé et lit sa petite Bible en reluquant les fesses des filles… Si ce n’était que ça… Mais bientôt, Venia vide sa chambre de tous ses meubles, déchire le papier peint, obture la fenêtre et s’enferme pour apprendre par cœur des extraits bibliques… avec une nette prédilection pour les passages vétérotestamentaires invoquant un Dieu vengeur et cruel, ou pour les paroles de Jésus secouant son auditoire. L’adolescent rogue les utilise pour jeter l’anathème sur son entourage : sa mère, parce qu’elle a divorcé ; le pope du lycée, parce qu’il ne vit pas comme un pauvre ; son seul copain et « disciple », parce qu’il est homosexuel ; sa prof de biologie, parce qu’elle enseigne comment enfiler des préservatifs sur des carottes (et qu’elle est juive)… Bref, Venia est insupportable de bêtise et, pour une raison inexpliquée, il s’est forgé dans son coin un personnage de fondamentaliste (pseudo-)chrétien. Face à lui, les figures d’autorité sont désespérément inconsistantes et complaisantes, que ce soit sa mère, qui semble avoir oublié les bienfaits de la baffe, la directrice de l’école, qui se laisse mener par le bout du nez pour avoir la paix, ou le pope, qui voit dans ce fou de Dieu une recrue potentielle pour son clergé.

Le Russe Kirill Serebrennikov a transposé à l'écran la pièce d’un dramaturge allemand qu’il avait déjà montée au théâtre. «Et je ne recommanderais à personne de tirer un film d'une pièce qu'il a mise en scène. On se bat contre ce qu'on a fait ! ». Eh bien, on ne s’est pas assez battu : c’est mal dirigé, les comédiens s’agitent comme des poissons hors de l’eau, les axes de caméra sont parfois ridicules, la musique est omniprésente et le rythme absent. Les références des versets que le jeune crétin profère à tout bout de champ sont systématiquement inscrites à l’image, comme pour rendre le film encore un peu plus assommant. Tous les personnages - y compris la prof de biologie, qui est supposée opposer à la folie agressive de l’ado son progressisme « à l’occidentale » - sont là pour ce qu’ils représentent, et manquent d’incarnation. Tous sont irritants, en particulier le jeune papelard (1), qui n’a même pas la cohérence pour lui. « Le Disciple renvoie à la figure de Tartuffe »,  explique le réalisateur. « Comme il cite tout le temps la Bible, on suppose qu'il ne peut pas faire des choses mauvaises. Or il peut…» Est-ce une découverte ? Jésus dénonçait déjà l’hypocrisie des Pharisiens.

S’il y a tartufferie, c’est peut-être dans la démarche de Serebrennikov, bouddhiste qui transpose le problème du fanatisme actuel (islamique) sur un personnage de chrétien orthodoxe, pour gloser sur la société russe. Selon lui, « Le fanatisme religieux d'aujourd'hui est l'héritage du fanatisme totalitaire, qui s'est déplacé vers les pays pauvres d’Orient. C'est très lié, bien sûr, à la pauvreté, mais aussi à l'ignorance et au manque de vision de la culture.» Ignorance est en effet le maître-mot, et le réalisateur pourrait peut-être le méditer, lui qui contribue au relativisme ambiant, en mettant sur le même plan tous les textes sacrés pour en dénoncer les détournements.
Le Disciple - seul film russe de la sélection officielle du dernier festival de Cannes, retenu en section Un Certain Regard - n’a d’intérêt qu’en tant qu’il participe d’un retour du religieux, y compris au cinéma. Dans une société russe qui peine à se réveiller du grand rêve/cauchemar de la religion communiste, le triomphe d'un économisme à l'américaine - car l'Eglise orthodoxe ne représente pas un concurrent de poids pour les forces en place - laisse un vide (de sens) qui ne demande qu'à être comblé, fût-ce par les vents mauvais des fanatismes les plus vindicatifs. Ainsi assiste-t-on à un retour protéiforme du religieux dans nos sociétés sécularisées, mais étant donné l’ignorance crasse de nos contemporains en la matière, il prend souvent des formes stupides, porteuses de clichés (2). Dans son dernier livre (3), Régis Debray constate l’omniprésence de « la dérision de la vérité, qui aboutit à faire de la dérision la seule vérité ». J’ajouterai en la circonstance : « … et à réaliser des films dérisoires ».

[1]Interprété par Pyotr Skvortsov, qui rappelle Arno Frisch, un des jeunes tueurs de Funny Games de Haneke (1997).
[2] Voir par exemple la série « The Young Pope » du pourtant brillant Paolo Sorrentino.
[3] « Allons au fait - Croyances historiques, réalités religieuses », Gallimard / France Culture, 2016

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