Quand à 77 ans, après une
parenthèse hollywoodienne dans le film d’action[1],
un réalisateur russe ayant débuté avec Tarkovski[2]
revient à ses premières amours[3]
- une forme mêlant documentaire et fiction -, cela donne Les Nuits Blanches du
Facteur, un film magnifique d’Andreï Konchalovski.
Un carton signale au début que
tous les personnages sont réels et tiennent leur propre rôle dans la vie. Ce
sont les habitants d’un village coupé du monde, de l’autre côté d’un grand lac,
à plus de 1200 km au nord de Moscou. Chaque jour, le facteur Lyokha traverse ce
lac en bateau pour leur livrer leur courrier, mais aussi leurs pensions, du
pain, des médicaments, des outils, des ampoules… Lyokha est un gars simple qui écoute
avec bonhomie leurs petites histoires, et partage des bribes de leur quotidien
souvent déprimé et alcoolisé. Lui ne boit plus depuis deux ans. Un jour, il se
fait voler le moteur de son bateau. Quand Irina, la copine d’enfance dont il
est amoureux, décide en plus de partir en ville, le facteur est tenté de
changer de vie…
Les Nuits Blanches du Facteur, ou
comment la réalité peut être transcendée par le regard qu’on pose sur
elle ; comment le naturalisme est un terreau naturel pour la poésie cinématographique ;
comment la pauvreté des moyens (trois techniciens sur le tournage, une intrigue
minimale) peut engendrer une œuvre riche et de portée universelle. Konchalovski
regarde le monde. Il découvre les villageois lors du tournage même. Il réalise ensuite
un travail sur le temps, pour construire un récit, avec sa mise en scène et son
montage (l’une et l’autre étape s’interpénétrant)… Conjuguant une disponibilité
à la magie du réel et une grande maîtrise de son art, il capte la grâce
naturelle et l’embellit : certains plans (quand Lyokha fait la navette en
bateau) sont des tableaux mouvants d’une beauté bouleversante, des moments
suspendus dans lequel j’aurais pu me perdre indéfiniment.
Cette chronique à hauteur d’homme,
sans aucune condescendance, sur des oubliés de la modernité, dit quelque chose
sur la Russie contemporaine. Tous les matins, Lyokha boit son café en écoutant
distraitement une émission télévisée… sur la mode ! Le cynisme, cette
maladie de la post-modernité décadente, sévit clairement « de l’autre côté
du lac » : chez cette directrice de la Poste en ville, qui éconduit
avec mépris Lyokha, venu demander de l’aide après le vol ; ou chez ce général
qui repart en hélicoptère après avoir pillé le lac où la pêche est pourtant
interdite.
Dans La Isla Minima, on a encore
des agents publics en mission dans un coin reculé de leur pays. Mais cette fois
ce sont deux policiers qui se retrouvent en Andalousie, dans le delta du
Guadalquivir. Pedro et Juan enquêtent sur la disparition de deux adolescentes.
C’est le début des années 1980 : Franco est mort depuis cinq ou six ans,
mais dans cette région côtière isolée, la page de la dictature n’a pas encore
été vraiment tournée. Les policiers incarnent les deux tendances encore
antagonistes du pays : Pedro est le jeune démocrate idéaliste qui dialogue
avec les suspects ; Juan est le vieux franquiste cynique qui les frappe.
Contraints de collaborer, ils vont bientôt retrouver les cadavres des disparues,
portant les traces d’atroces sévices sexuels…
La Isla Minima a triomphé aux
derniers Goyas (les Césars espagnols), en remportant rien moins que dix
statuettes. En France, on l’a comparé à True Detective, une série estampillée
HBO[4],
qui vient de se terminer et qui a eu beaucoup de succès. Je ne suis pas amateur
de polars, mais le film d’Alberto Rodríguez m’a saisi du début à la fin,
surtout par ses qualités plastiques. Celles des plans aériens, d’une
beauté irréelle : on croirait
survoler un cerveau réticulé aux couleurs flamboyantes ! J’ai aimé
découvrir, avec les policiers madrilènes, l’environnement naturel pittoresque -
marécages, mais aussi champs ou landes - habilement utilisé dans des scènes
dramatiques (filature sous un soleil de plomb, poursuite dans la poussière,
assaut sous un orage diluvien) ou oniriques (énigmatiques apparitions d’oiseaux
de mauvaise augure).
Pourtant le scénario est classique
et pas vraiment dynamique : les deux flics tissent leur toile, ensemble ou
séparément, jusqu’à un dénouement un peu expédié. Les comédiens ne sont pas marquants,
et certains seconds rôles sont carrément pâlots. Surtout : pourquoi situer
cette histoire à l’époque post-franquiste ? Pendant tout le film, je me suis
contenté d’apprécier l’effet de dépaysement par rapport à l’univers urbain contemporain
habituel des thrillers américains. La justification ne m’a été donnée qu’à la
fin, renvoyant à la question de la justice post-dictature. Je venais de
terminer « L’enfer –Terreur et survie sous Pinochet »[5],
le témoignage troublant d’une militante socialiste chilienne qui, après avoir
été violée et torturée par la Dina, a collaboré avec cette police politique de
sinistre mémoire. Et il m’est venu la même réflexion : qui suis-je,
tranquillement assis sur mon siège, pour juger ?
[1] Runaway Train, 1985,
d’après un scénario de Kurosawa.
[2] En coécrivant les scénarios
de ses premiers films, dont Andreï Roublev (1969).
[3] Le Bonheur d’Assia, 1967.
[4] Chaîne de télévision payante
américaine, à l’origine des meilleures séries des 15 dernières années.
[5] De Luz Arce, Les Petits
Matins, 2013
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