Avec Youth, le réalisateur
italien Paolo Sorrentino m’a procuré le même genre d’expérience jubilatoire
qu’avec son film précédent, La Grande Belleza, chef d’œuvre qui avait obtenu en
2014 l’Oscar du meilleur film étranger. Youth se passe presque intégralement
dans un hôtel de luxe[1] à Davos,
dans les Alpes suisses. C’est là que Fred et Mick, deux octogénaires américains,
ont l’habitude de se retrouver. Fred (Michael Caine, fabuleux de justesse) est un
célèbre chef d’orchestre qui décline résolument les propositions répétées de
concert d’un émissaire de la reine d’Angleterre. Il préfère diriger, sans
public, dans une prairie environnante, une sorte de concerto pour cloches de
vaches et battements d’ailes. Mick (Harvey
Keitel) est un réalisateur qui travaille avec une équipe de jeunes scénaristes
sur son film testament. Il projette de le tourner avec une star (Jane Fonda,
méconnaissable) qu’il a révélée jadis et qu’il aimerait enfin conquérir. « Ce sont deux vieux qui racontent leur
manière d’affronter le futur », résume Sorrentino. « En l’embrassant, ou en le
refusant ». Entre un massage, un sauna et une promenade dans les
alpages, Fred et Mick échangent avec esprit sur le temps qui passe et leurs
prostates. Ils bavardent aussi avec d’autres
clients fortunés : un jeune acteur hollywoodien malheureux de devoir sa
célébrité à un rôle de robot (Paul Dano[2]),
une Miss Univers dotée d’intelligence, un Diego Maradona obèse…
« Cela ne fait aucun doute : l’Europe entre
dans une étape de puérilité » prophétisait en 1925 l’intellectuel espagnol José Ortega y Gasset dans son
essai « La déshumanisation de l’art ». Dans notre société
obsédée par la jeunesse, il y a quelque chose de très pertinent dans le cinéma
de Sorrentino : comme dans La Grande Belleza, ses personnages appartiennent
à l’élite mondaine, lasse et âgée, d’une Europe civilisée en décomposition (cf
le choix, comme décors pour Youth, d’un ancien sanatorium de style Art Nouveau
en Suisse, et de Venise). Mais son film est le contraire de morne ou
poussiéreux : les dialogues sont brillants, les personnages surprenants,
la musique dynamisante ; le tout est intense, élégant, savoureux,
poétique, féroce et tendre. J’ai ri souvent, avec la salle, et pleuré parfois, en Suisse. A propos de Sorrentino,
l’acteur Sean Penn disait, dans un entretien en 2011 : « Il réalise des films rapides sur des personnages lents et des
films drôles sur des personnages tristes. Il a une grande humanité qui
contribue à la qualité de ses films. C’est pour moi, un des très très rares
maîtres du cinéma actuel ».
Pour fuir la guerre civile au
Sri Lanka, un ex-Tigre tamoul (Dheepan), une femme et une orpheline de
9 ans débarquent en France avec les papiers d’une famille srilankaise disparue.
Ces trois personnes, qui ne se connaissaient pas avant leur exil, demandent
l’asile politique et décident de continuer à simuler leurs liens familiaux, le
temps de recevoir leurs cartes de résidents. En attendant, les services sociaux
attribuent à Dheepan un poste de gardien d’immeuble dans une cité en proie au
trafic de drogue. Les immigrés, qui ne parlent pas un mot de français, se
retrouvent alors catapultés dans un nouvel environnement hostile. Dheepan va
être amené à faire le ménage dans ces
tours sordides pour sauver celle avec qui la fiction d’amour conjugal est
devenue progressivement réalité.
Palme d’Or au dernier festival de
Cannes, Dheepan est moins réussi que les deux précédents films, magistraux, de
Jacques Audiard : Un Prophète (2009) et De Rouille et d’Os (2012). Entre
documentaire, fiction sociale, histoire d’amour et film de genre, Dheepan est
difficile à classer, et cela explique peut-être son accueil critique mitigé en
France.
Il n’en est pas moins un film à
voir en ces temps où l’actualité tragique de l’immigration clandestine en
Europe interpelle chacun sur ses capacités d’accueil. Et Jacques Audiard prouve
à nouveau qu’il est l’un des meilleurs cinéastes français actuels.
Avec efficacité, il nous plonge
directement dans l’action, sans explication, comme dans cette scène au début, où
Yalini (la femme) parcourt avec fébrilité un camp de miséreux, à la recherche
d’une orpheline à « emmener ». Très peu d’informations sont données
sur le passé des trois personnages liés à présent par la nécessité, mais l’on
est néanmoins touché par leurs solitudes, leur courage et même leurs réflexes
de survie égoïstes. Ils sont dans le fonctionnement, et il faut que ça
fonctionne coûte que coûte. Incidemment, le film montre bien qu’en matière
d’aide humanitaire ou sociale, le fonctionnement seul ne suffit pas : sans
un minimum de rapports humains, d’empathie et d’écoute, le processus est sec et
ses fruits limités.
Comme à son habitude, Audiard
alterne le suivi classique des personnages et de l’histoire et des passages
plus abstraits : ici des gros-plans sur un éléphant, dans une lumière
crépusculaire plombée, visions sans précédent de cet animal totémique.
Le film est aussi une impressionnante
immersion dans une de ces « zones de non-droit » qui gangrènent
certaines villes françaises. Des pauvres gens vivent (survivent) dans ces
quartiers cauchemardesques, à deux pas de chez nous, actuellement ?
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