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samedi 1 octobre 2016

Janvier 2014 : "Yves Saint Laurent" de Jalil Lespert / "A Touch of Sin" de Jia Zhangke

Yves Saint Laurent est une biographie servie par deux pensionnaires de la Comédie Française : Pierre Niney (LOL), qui interprète avec beaucoup de sensibilité le rôle-titre, et Guillaume Gallienne (Les Garçons et Guillaume, à table), qui incarne son associé et amant, Pierre Bergé.
Le film commence à Oran au début des années 50 : on y voit le jeune homme dessiner sagement des vêtements dans sa chambre. Puis il « monte » à Paris, et en 1955 devient l’assistant de Christian Dior. A la mort de ce dernier deux ans plus tard, le jeune surdoué de 21 ans devient directeur artistique de la maison. En 1962, après s’être fait congédié, il crée sa propre maison de couture, grâce aux talents d’homme d’affaires de son Pygmalion, Pierre Bergé. Dès le milieu des années 60 (avec une collection inspirée de Mondrian), le créateur connaît la gloire en même temps qu’il commence à sombrer dans l’alcool et la drogue. Le récit s’arrête en 1976 sur ce qui est peut-être l’apogée de sa carrière : le défilé de la collection Opéra-Ballet russes.
Le fait que cette biographie soit autorisée, soutenue (accès aux vêtements originaux et aux décors réels) et racontée par Pierre Bergé (via la voix-off de Gallienne) explique peut-être son parfum nostalgique, renforcé par le choix de clore l’écrin 30 ans avant la mort du grand couturier. « Création et marketing ne font pas bon ménage. Cette époque n'est plus la nôtre », a déclaré Bergé en 2002 lorsque les deux compagnons ont tiré leur révérence.
Je ne connaissais rien à la haute couture, et j’étais curieux de découvrir ce milieu de l’intérieur. Mais je ne saurais pas mieux identifier aujourd’hui le style d’YSL : les collections qui ont assuré sa renommée coïncidaient apparemment à l’air du temps. J’aurais aussi aimé savoir ce que Bergé, amateur d’art(istes), faisait avant sa rencontre avec YSL : on comprend que c’était un homme d’affaires, mais quelles affaires ? Les deux comédiens participent malgré eux à l’édulcoration de la réalité : la bonne bouille de Gallienne ne reflète pas la dureté de son modèle, et Niney n’est sûrement pas aussi fêlé qu’YSL (dont la bipolarité est au demeurant peu manifeste dans le film). La réalisation du comédien Jalil Lespert est l’équivalent contemporain de ce que Truffaut appelait la « qualité française » : classique et soignée, point. Finalement cette hagiographie « paris-matchesque » axée sur un célèbre couple gay et leurs infidélités m’a donné envie d’aller voir la version de Betrand Bonello, avec Jérémie Rénier, qui sortira en octobre.

Enchaînant quatre histoires de passages à l'acte sans réel lien dramatique entre elles, A Touch of Sin de Jia Zhangke compose un quadriptyque de la Chine actuelle inspiré par les tufa shijian (« incidents soudains »), terme qui désigne ces phénomènes sociaux où des individus, poussés à bout par l'exploitation capitaliste sauvage, basculent dans la violence extrême.
Dahai, écœuré par la corruption des dirigeants de son village et de l’entreprise minière locale, profère des menaces jusqu’à ce qu’il se fasse tabasser à coups de pelle par des sbires mafieux. A la sortie de l’hôpital, il se fait justice lui-même.
San’er, un jeune père loin de son foyer, flingue les passants qui veulent le dépouiller ou ceux qu’il choisit arbitrairement de détrousser.
Xiaoyu, hôtesse d’accueil dans un sauna, poignarde un client qui exige une passe à coups de liasses de billets dans la figure.  
Xiaohui, jeune ouvrier d’une usine textile, quitte son travail à la chaîne et tente une reconversion, mais se fracasse contre la sordide réalité.
J’avoue ne pas comprendre la critique française qui crie unanimement au chef d’œuvre : « le plus grand cinéaste de l'imminente première nation du monde » (Le Monde) ; « le plus haut degré de modernité dans le cinéma » (Les Inrockuptibles)… A Touch of Sin est un film à thèse, un film conceptuel. Le concept, alpha et oméga de l’art contemporain, serait-il en train de contaminer le cinéma ?
Comme la réalité qu’il met en scène sur plus de deux heures, le film est sec et d’un ennui étouffant. Aucune relation affective entre les personnages. Tout tourne autour de l’argent et se résout par la violence. L’environnement est délétère, les cheminées d’usine omniprésentes, le soleil invisible derrière un voile blanc permanent. Dans des bicoques moyenâgeuses nichées au pied de grands ensembles, de pauvres femmes sans âge effeuillent des laitues flétries. Même les voix sont déprimantes, que ce soit celles, nasillardes et stridentes, des acteurs de théâtre traditionnel, ou celles, geignardes, des personnages qui parlent, paraît-il, dans différents dialectes.
A Touch of Sin, c’est l’enfer d’un regard amoral sur une humanité épuisée, enfermée dans un monde laid, prosaïque et cynique, absurde et froid.
Le dernier volet est inspiré des faits-divers concernant le sous-traitant taïwanais d'Apple, Sony ou Nokia : Foxconn, qui offre à ses 1,2 millions d’employés parmi les pires conditions de travail au monde, a installé des filets dans ses immeubles-dortoirs pour prévenir les suicides ! 
Le film a beau présenter un intérêt documentaire, cela ne suffit pas à combler son indigence fictionnelle. Comment expliquer qu’il ait eu le Prix du scénario à Cannes ? En vérité, pour différentes raisons, Touch of Sin constitue une aubaine pour la critique[1].

[1] Qui, paresseuse, trouve toutes sortes d’intérêts hors du film en expliquant par exemple que les épisodes ont pour cadre quatre provinces de la Chine. Qui, prétentieuse, peut faire étalage de sa culture en trouvant des références de films de genre (thriller, kung-fu…) dans ce film inclassable. Qui, frustrée, se délecte à trouver des éléments énigmatiques lui permettant de filer la métaphore (des animaux sensés représenter l’état mental des personnages). Qui, hypocrite, est trop heureuse de tenir tribune dans des revues célèbres à propos d’un film non diffusé dans son pays et interdit de mention dans les médias. Qui, arriviste, loue l’artiste rebelle surtout s’il est EN VUE : « ces jours-ci, Jia Zhangke fait l'acteur dans des pubs télé pour Johnny Walker, tandis que Zhao Tao, sa femme et son actrice fétiche, joue l'égérie pour Cartier. Son compte Sina Weibo, le Twitter chinois, affiche plus de dix millions de followers ; il est entré dans le club des « big V» – les « gros VIP » des réseaux sociaux, ceux qui ont une influence considérable sur l'opinion et qui sont de plus en plus surveillés. ». Qui, calculatrice, se pare à bon compte d’accents prophétiques : le génie du cinéma ne peut venir que de la plus grande puissance future.

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