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lundi 28 septembre 2020

Juillet 2020 : "Markus Imhoof et l’accueil de l’exilé"

Après avoir été censuré dans les années 60, voilà Markus Imhoof récompensé. Le Prix d’honneur du cinéma suisse 2020 lui sera attribué l’an prochain lors des Journées cinématographiques de Soleure. Selon un communiqué de l’Office fédéral de la culture, Imhoof «a eu une influence décisive sur le cinéma suisse. Révélateurs, ses films suscitent l’empathie et appellent à la réflexion et à la remise en question

Né à Winterthour en 1941, Markus Imhoof a étudié l’histoire de l’art et la littérature allemande à l’Université de Zurich et le cinéma à la Kunstgewerbeschule. Co-fondateur de plusieurs sociétés de production, membre de la Commission fédérale du cinéma, il a réalisé sept films, sans compter ses deux premiers documentaires qui ont été interdits : Rondo (1968), sur les problèmes du système pénal suisse, et Ormenis 199+69 (1969), sur la cavalerie militaire. More Than Honey (2012), qui traite de la disparition des abeilles, a touché un public international et reste le documentaire suisse ayant remporté le plus grand succès à ce jour.

J’ai visionné deux de ses films, son premier long-métrage de fiction, La barque est pleine (1981), et son dernier documentaire, Eldorado (2018), qui tous deux abordent le sujet de l’accueil des migrants.

L’histoire de La barque est pleine se situe pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le film s’ouvre sur une séquence de nuit au milieu de la campagne suisse, non loin de la frontière autrichienne : quelques personnes s’échappent d’un train allemand. Le groupe de fugitifs est composé d’un déserteur nazi et de cinq juifs : un vieil homme et sa petite fille, une jeune femme et son frère adolescent et un petit garçon francophone. Cachés dans une cabane, ils sont surpris par une femme. Elle les accueille discrètement chez elle, dans la maison attenante au restaurant qu’elle gère avec son mari. Mais ce dernier, qui tient à rester dans la légalité, avertit le policier du village. Les fugitifs apprennent alors que dans ce pays neutre, la loi limite l’asile aux enfants de moins de six ans et aux vieillards, ainsi qu’aux parents les accompagnant. Le groupe disparate tente donc de former devant le policier une famille fictive, plutôt improbable. Au bout de quelques jours, les juifs vont être reconduits à la frontière.

Je connais mal le cinéma suisse, mais je conçois aisément que ce long-métrage, nominé pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1982 (et pour lequel j’ai été étonné de trouver si peu de références sur Internet),[1] fasse partie du patrimoine cinématographique helvétique. D’abord parce que c’est un film bien réalisé (à part le mixage, un peu amateur), prenant et sonnant juste. Tous les acteurs jouent bien (sauf le déserteur). Les partis pris formels -aucune musique, ni lumière artificielle- et les dialogues réalistes nous plongent dans un drame poignant, à la fin tragique. Le dernier plan, long et fixe, est emblématique de cette efficacité : nous restons du «bon côté» d’un pont à la frontière, et laissons les juifs repartir, de dos, vers leur destin funeste.

La barque est pleine est par ailleurs bien ancrée dans la réalité d’un petit village du nord-est d’un petit pays neutre, au cœur d’une Europe en guerre. Marcus Imhoof restitue, par petites touches, l’étroitesse des mentalités de ce microcosme : curiosités malveillantes, blagues lourdes, poids du qu’en-dira-t-on, réactions mesquines face à l’étranger dont on aimerait ne pas avoir à s’occuper. Même les élans de générosité, lorsque le policier obtus embarque les juifs, se limitent à des protestations ou au don de chocolats. Aucun héros n’émerge et ne décide de sauver les malheureux. Le pasteur se contente d’encourager mollement un villageois à les transporter à la frontière pour leur éviter de marcher. Pourtant le film, inspiré d’un livre d’Alfred Häsler paru en 1967, est plus un constat amer qu’un réquisitoire. Pour Imhoof, l’attitude de la Suisse venait de la crainte d’indisposer le puissant voisin allemand.
 
Dans le documentaire Eldorado, après un générique où le titre s’inscrit sur des couvertures de survie dorées, des images tournées depuis un hélicoptère rendent la confusion d’un sauvetage en Méditerranée. Suit une séquence d’une messe pour l’équipage d’un navire de la garde-côtière italienne, à l’issue de laquelle le prêtre dit que le pape François a béni l’opération Mare Nostrum.

Les différentes opérations de sauvetage filmées révèlent l’humanité de l’équipage et leur parfaite organisation : distribution de gilets de sauvetage, transbordement à la force des bras des migrants épuisés, arrivée des embarcations dans l’immense bateau, rapide examen médical, distribution d’eau, prise des empreintes digitales… Bientôt ce sont 1800 rescapés qui sont ramenés en Italie. Là, ils attendent quelques mois dans un centre de réfugiés. Ceux à qui l’asile est refusé sont lâchés dans la nature.

Imhoof filme en caméra cachée dans un ghetto tenu par une organisation mafieuse: les hommes y sont exploités dans des plantations de tomates, les femmes livrées à la prostitution. On suit ensuite le parcours des clandestins qui tentent d’atteindre l’Eldorado, l’Europe du Nord: contrôles à la frontière italo-suisse, découverte des centres pour demandeurs d’asile, témoignages des autorités administratives et d’une réfugiée qui a passé huit mois dans les prisons libyennes…

Toutes ces séquences sont ponctuées par des retours sur l’expérience personnelle du réalisateur lorsqu’enfant, pendant la guerre, sa famille a accueilli Giovanna, une petite juive milanaise avec qui il est resté en contact jusqu’à sa mort prématurée. «Tu es la raison, Giovanna, pour laquelle j’entreprends ce voyage, pour voir ce que je ne veux pas voir.» À l’image, ses dessins d’enfant, des photos personnelles, des archives de la guerre; en off, leurs échanges épistolaires ou les réflexions de l’enfant qu’il était: «Donne-nous notre pain quotidien›. Qui est le ‹nous›? Le méchant voisin, aussi?»

Ce procédé, par lequel le réalisateur assume son regard d’enfant sur une réalité aussi complexe que dramatique, finit par affaiblir son propos lorsqu’il devient systématiquement critique à l’encontre des politiques migratoires des pays européens. Contrairement à La Barque est pleine, dont l’enjeu moral est clair, on parle ici de flux migratoires de grande ampleur et aux motivations diverses, dans un contexte où les pays d’accueil n’arrivent souvent pas à intégrer correctement leurs populations issues de l’immigration.

«Au fond, il s’agit d’un conflit entre le je et le nous», écrit aujourd’hui Imhoof. Effectivement, mais si conflit il y a, c’est parce que le je et le nous ne sont pas responsables de la même manière. Et le passage de l’intime à la polis dans ce documentaire escamote un peu naïvement la distinction salutaire, effectuée en 1919 par le sociologue allemand Max Weber, entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité en matière politique: l’éthique de conviction intime peut amener à faire des promesses qui se heurtent au réel lorsqu’on se retrouve aux manettes et que l’on doit répondre des conséquences de ses actes.

[1] La dernière copie du film de Markus Imhoof La barque est pleine a été retrouvée à la fin des années 90 dans la cave d’une chapelle romaine! N’ayant bénéficié d’aucun soutien financier de l’État, ce film ne remplissait pas à l'époque les conditions pour être stocké par la Cinémathèque. Plusieurs centaines de milliers de francs ont ainsi été nécessaires à sa restauration. (n.d.l.r.)

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