Orson Welles combinait le sens artistique de sa mère, une
pianiste de concert, et le côté intrépide et visionnaire de son père, un inventeur
farfelu qui aimait voyager. Il disait : « Les cinéastes passent trop
de temps dans les salles obscures. Moi, pour être heureux, j'ai besoin de me
sentir comme Christophe Colomb, j'ai envie de découvrir l'Amérique. Les bonnes choses devraient être DÉCOUVERTES,
dans cet esprit de la première fois. Dès que je mets le pied sur un plateau,
j'ai envie d’y planter un drapeau. Or plus j'en sais sur les découvertes
audacieuses qui m'ont précédé, plus mon drapeau me paraît ridicule.... »

Toutes sortes d’histoires circulent à propos de sa géniale
précocité. Retenons ses propres déclarations : « Grâce à ma mère,
j'étais une sorte de prodige de la musique, un enfant chef d'orchestre,
violoniste, pianiste. Elle est morte quand j'avais neuf ans. Je n'ai plus
touché à la musique depuis. »
Adolescent, il passe trois ans dans une école à la pédagogie
progressiste. Il y rencontre le futur directeur de l’école, qui aura une grande
influence sur lui et avec lequel il écrira quatre manuels sur Shakespeare. A 15
ans, lorsque son père meurt, il est pris en charge par un ami de ses parents
qui avait repéré son goût pour le théâtre et l'illusion. Il reçoit une lanterne magique,
un théâtre de marionnettes… et une bourse pour Harvard.
Pour échapper aux études, Orson obtient une année
sabbatique. Il parcourt l’Irlande en transportant son matériel de peintre (il a
toujours aimé peindre) sur une charrette tractée par une mule. Il se rend
à Paris où le
magicien Houdini l'initie
à la magie et à la prestidigitation.
A seize ans, sans un sou, le jeune
mystificateur revient à Dublin, triche sur son âge, travaille sa voix profonde,
fume le cigare et se présente aux directeurs du Gate Theatre comme « vedette
de théâtre new-yorkaise » ! Il est engagé et obtient des rôles
importants dans des pièces qui rencontrent beaucoup de succès. A 17 ans, il
part pour la Côte d'Ivoire, traverse le Maroc et s’installe à Séville, dans un
bordel du quartier gitan. Là, il écrit des nouvelles pour des pulps[1]
et s’initie à la tauromachie. En 1934, à 19 ans, il se rend à New York. Il dessine,
écrit, joue au théâtre et tourne son premier court-métrage. Trois ans plus
tard, il fonde le Mercury Theatre, essentiellement pour servir le répertoire
shakespearien. Il gagne sa vie en jouant dans des soap-operas[2]
pour la radio.
Son nom devient brusquement célèbre suite à un énorme
canular. En 1938, pendant une émission de radio, il fait croire à une bonne
part de la population du New Jersey que les Martiens ont envahi le pays. "Les
maisons se vidaient, les églises se remplissaient ; les gens pleuraient
dans les rues et déchiraient leurs vêtements."
Il est alors appelé à Hollywood par le président d’un des
grands studios, la RKO. « Le cinéma, ça paraissait amusant, mais j'étais
occupé et heureux avec mon travail au théâtre et à la radio. » Welles pose
donc des exigences aberrantes. « Plus je me moquais de lui, puis il en
faisait. Et quand ils ont satisfait mes demandes les plus folles, et bien, j'ai
cédé allègrement (…) Tout le monde aurait voulu un contrat comme ça :
auteur-producteur avec une liberté artistique totale. Un type qui n'avait encore
rien fait pour le cinéma avait absolument tout ce qu'il voulait ! Et le plus
important, c'est que personne, absolument personne, ne pouvait voir les rushes
ou venir sur le plateau. »
Il travaille tout d’abord sur "Heart of Darkness" (1899), le roman[3]
de Joseph Conrad qu’il a déjà adapté pour la radio. Malgré une préparation très
élaborée, le projet est abandonné car trop audacieux[4], trop cher et rappelant
trop les évènements qui déchirent alors l’Europe.
Welles se lance alors dans le scénario original d’un film qui
fera sa réputation de maverick (réalisateur solitaire, indépendant au sein du
système hollywoodien) : Citizen Kane. Pour apprendre les ficelles du métier, chaque soir pendant un
mois, il visionne La Chevauchée Fantastique (un western de John Ford) avec un
technicien différent à qui il pose des questions. Puis, pour éviter la
pression, il tourne durant deux semaines sans que le studio soit au courant. « Ils
croyaient que nous faisions des essais, parce que je n'avais jamais réalisé de
film. C'est un peu ce qui a lancé la légende : « Imaginez un peu, cela fait
quinze jours qu'il répète et avec des acteurs et figurants en costume ! »»
Citizen Kane est inspiré de la vie du magnat de la presse W.R.
Hearst, contemporain de Welles. Le groupe de Hearst, révulsé par ce portrait
critique, exerce des pressions pour que le film ne sorte jamais. Un jour,
Welles assiste à une projection à l’issue de laquelle sera décidé de brûler ou
pas la pellicule. « J'avais un chapelet que j'avais mis dans ma poche et,
à la fin de la projection, sous le nez du chef de la censure, un bon catholique
irlandais, je l'ai fait tomber par terre en disant : « Oh excusez-moi ».
Et je l'ai remis dans ma poche. Sans ce geste, c'en aurait été fini de Citizen
Kane. » Avant la sortie du film, un policier vient le voir incognito,
alors qu’il dîne avec des amis après une conférence donnée à Pittsburgh : « Ne
retournez pas à votre hôtel. Il y a une gamine de 14 ans dans le placard, et
deux cameramen qui attendent que vous rentriez.» Les journalistes du groupe de
Hearst reçoivent l'ordre formel de ne pas écrire une ligne sur Citizen Kane, à
part les articles qui montrent à quel point « il constitue une menace pour
la famille américaine, la liberté de parole et de réunion, et la poursuite du
bonheur. » Il n’est pas distribué dans les grandes salles du pays. Ainsi Citizen
Kane, qui propulse Welles, en 1941, au firmament des cinéastes mondiaux, est un
échec commercial… comme tous ses films suivants.
Welles enchaîne sur un film qui aurait dû surpasser Citizen
Kane : La splendeur des Amberson. Mais juste avant d’attaquer le montage,
les patrons de la RKO lui enjoignent de partir à Rio, pour tourner, sans
scénario, un documentaire sur le carnaval… afin de contribuer à l’effort de
guerre ! « Roosevelt en personne m’a fait comprendre que je n’avais
pas le choix. » On lui promet une table de montage et une copie des Amberson.
Mais il se retrouve bientôt à superviser le montage à distance. Puis la RKO est
reprise par de nouveaux dirigeants qui lui sont hostiles. « En cette année-là,
le slogan de RKO, imprimé sur le papier à en-tête, c'était « le sens du
spectacle, pas le génie ». Et suite à une pré-projection, le studio « démonte »
le film à la hache. Des séquences entières sont définitivement perdues. Une campagne
diffamatoire est orchestrée, si bien qu’à son retour du Brésil, après avoir
travaillé gratuitement pendant plus de six mois sur un documentaire inachevé (It’s
all true), « l’image du réalisateur instable, capricieux et dépensier
était définitivement gravée dans les esprits ».
Ensuite, comme il le dira lui-même, il passera la majeure
partie de sa vie à essayer de faire des films. Avec les plus grandes
difficultés, il mènera à leur terme un dizaine de longs-métrages, notamment des
adaptations shakespeariennes (Macbeth, Othello, Falstaff).
Dans la séquence nocturne finale de La soif du mal (1958), sous
les derricks, la maquerelle gitane (Marlene Dietrich) regarde le cadavre de Quinlan
(Orson Welles, 130 kg) qui flotte sur les eaux sombres et polluées. « C’était
un grand détective » lui dit le procureur général. - Et un ripou. - C’est
tout ce que vous avez à dire pour lui ? - C’était un sacré bonhomme.
Quelle importance ce qu’on raconte sur les gens ? »
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